Re: Postes,Télégraphes ,Téléphones
Envoyé par:
georges-michel (Adresse IP journalisée)
Date: lun. 24 octobre 2011 22:15:58
En attendant que le webmaster mette en ligne la version complète (texte et illustrations) du texte de Zoé Deback que je lui ai adressé mi-août je vous propose le texte seul. Un peu aride sans les images mais bien documenté sur les débuts de la poste chérifienne.
La poste et le Makhzen
Sous la pression coloniale, la compétition pour maîtriser le territoire marocain se traduit par une multitude de postes. Comment le transport du courrier va devenir un enjeu national.
Par Zoé Deback
Pendant des siècles, les Marocains se sont envoyé des messages (écrits ou oraux) en les confiant simplement à des voyageurs ou à des passeurs (zettat). Pour écrire à l'étranger, on pouvait remettre son courrier à un navire de passage, en priant pour qu'il arrive à bon port.
Depuis les années 1870, il existait aussi un service postal embryonnaire, celui des rekkas. Ces coureurs à pied étaient rétribués à la course, selon la distance et l'urgence. On amenait son courrier dans un lieu déterminé, souvent le souk, où les départs avaient lieu à des jours fixes. Parfois même, le courrier était ramassé chez les expéditeurs.
La féroce compétition des postes européennes
Mais au XIXème siècle, les négociants occidentaux, de plus en plus nombreux à s'installer sur le littoral marocain, ont besoin de correspondre avec leurs banques, filiales ou clients à l'étranger. Par ailleurs, il leur manque un service de courrier fiable pour l'arrière-pays, relié au littoral par d'occasionnelles caravanes. Ils n’utilisent guère le système des rekkas, jugé peu sûr. Tout naturellement, ce sont les représentations diplomatiques qui vont accueillir les premiers bureaux de poste européens. Ainsi, en 1852, le tout premier bureau français est simplement hébergé par le consulat de Tanger (avec des départs réguliers par bateau vers Marseille et Oran). En 1857, ils sont imités par les Britanniques (qui opèrent via Gibraltar), et en 1870, par les Espagnols. Les Allemands utilisent plutôt le transport proposé dès 1890 par leurs trois compagnies de paquebots (Atlas, OPDS et Woermann).
Face à la concurrence, la France décide de renforcer ses services. Le 1er mai 1887, l’agence de Tanger devient un bureau de recettes géré par un agent de carrière. Entre 1893 et 1902, les Français vont ouvrir quatorze bureaux de distribution (tous rattachés à Tanger), d'abord dans d’autres villes côtières puis dans l’arrière-pays. De même, les Britanniques vont inaugurer huit bureaux de 1886 à 1907. Les Allemands sont les derniers à arriver sur le marché de la poste proprement dite (en 1899), mais ils vont rapidement le dominer. Après avoir fait une étude de marché et envoyé des fonctionnaires de la poste allemande, ils ouvrent sept agences le 20 décembre 1899, dont Tanger comme bureau principal. Cassant les prix, offrant des primes de célérité à leurs rekkas, ils se retrouvent en tête en seulement cinq ans, notamment pour les mandats. Dans « L’A1lemagne et le Maroc de 1870 à 1905 » (éd. PUF, 1967), Pierre Guillen note que la poste allemande au Maroc a envoyé 1, 38 million de lettres, contre 1,13 pour les Français. Forte de son succès, 1’Allemagne va ouvrir neuf agences supplémentaires jusqu'en 1911.
Tous ces bureaux utilisent des timbres de métropole (puis de Gibraltar pour la Grande-Bretagne), qui seront très vite «surchargés» (tamponnés) pour signaler une utilisation exclusive au Maroc. La plupart portent une valeur «surchargée» en pesetas, une subdivision du rial hassani, la monnaie marocaine de 1’époque. Toujours est-il que l’essor de ces postes étrangères constitue une forme d’atteinte à la souveraineté de 1’Etat chérifen. En l’absence de poste nationale, le Makhzen ne peut guère protester, mais il va saisir la première occasion de créer lui-même une poste moderne.
Des courriers locaux sous influence
A leurs débuts, les postes étrangères restent essentiellement tournées vers l'extérieur et ne comblent pas le besoin d’un système postal au sein du pays.
C’est finalement l'initiative privée qui va se lancer dans ce marché, devançant l'administration. publique. En septembre 1891, le fils du vice-consul de France à Mazagan (E1 Jadida), un certain Isaac Brudo, crée le premier service postal privé entre Mazagan et Marrakech. Il engage d’intrépides rekkas capables d’effectuer en deux jours les 100 km du trajet, chargés de sacs de courrier pesant jusqu’à 30 kg ! C’est le premier service à émettre son propre timbre-poste, intitulé « Mazagan à Maroc » (ancien nom de Marrakech) et coûtant 25 centimes de peseta hassani. La «poste Brudo » rencontre un tel succès que sa fréquence (qui était d’un départ par semaine) augmente rapidement. Du coup, dès septembre 1892, les tarifs sont revus à la baisse: 10 centimes au lieu de 25. Autre preuve de réussite, un modèle de timbre devra être abandonné en 1899 car il a été « piraté»! Mais surtout, l'essor éclatant de la poste Brudo va inspirer d’autres entrepreneurs, très souvent issus de la communauté juive. Par exemple, le directeur de l'école israélite de Fès, Messod Bensimon, crée en 1897 la ligne Fès-Meknès. D’ailleurs, sur plusieurs modèles de timbres, figure une étoile à six branches, un symbole populaire particulièrement prisé dans la communauté juive. En tout, vingt «postes locales » seront créées jusqu’en 1906, sur seize trajets différents. Chacune émet ses propres séries de timbres, valables seulement pour un trajet donné. La plupart ont une durée de vie courte (1 à 4 ans), voire éphémère (4 mois). Les plus durables seront la poste Brudo (1891-1900) ; le courrier Fès-Sefrou, une ligne très active avec un courrier par semaine de 1894 à 1901 ; et la ligne Mogador-Marrakech (1893-1911), fondée par un Allemand (Marx & Co).
Au départ, toutes ces postes sont des initiatives privées, répondant souvent au besoin précis d’une compagnie. Parmi les entrepreneurs, on trouve beaucoup de commerçants, ainsi que deux banquiers européens – comme James Nahon, un banquier britannique de Tanger qui innove avec une liaison maritime Tanger-Larache en 1898.Toutefois il serait naïf de penser que la nationalité de ces propriétaires des postes importe peu, au moment où le territoire marocain est le théâtre d'une concurrence sans merci entre plusieurs puissances aux tendances colonisatrices prononcées (Grande-Bretagne, France, Espagne, Allemagne et, dans une moindre mesure, Italie et Portugal).
Dans certains cas, l'obédience est plus marquée: un particulier s’associe a un bureau de poste étranger ou à un diplomate. Ainsi, c’est un accord entre la poste française et la maison (française) Gautsch & Co qui crée la ligne Tanger-Fès en 1892. Le directeur de la poste anglaise, lui, s’associe au vice-consul d’Italie en 1897 pour concurrencer Brudo en ouvrant une ligne Mazagan-Marrakech. Au total, on dénombre dix postes sous « influence »française; les Espagnols en ont six sous leur coupe; les Britanniques, les Allemands et les Portugais, une seulement. Chaque nation se méfie plus ou moins des services organisés par les autres et veut contrôler l'acheminement de ses plis de bout en bout.
Si l’on y ajoute les quatre réseaux postaux « officiellement » étrangers, on aura une idée de la complexité de la situation postale marocaine au début du XXème siècle. Avec tous ces timbres différents, pas étonnant que le pays intéresse autant les philatélistes et les collectionneurs d’objets postaux ! D’autant que, le Maroc ne faisant pas encore partie de l’Union postale universelle (UPU), les lettres destinées à l'étranger doivent être remises aux postes étrangères, qui complètent l’affranchissement avec leurs propres timbres: ce sont les « affranchissements mixtes ». Toutefois les postes locales disparaîtront en moins de vingt ans, soit par manque de rentabilité, soit absorbées par les réseaux des postes étrangères (comme la ligne Brudo, cédée a la France en 1900).
Le sultan veut sa propre poste
Hassan Ier, suivant de près l’essor de la première poste privée, constate l’énorme potentiel économique du secteur. Les correspondances se développant aussi vite que le commerce, tous ces affranchissements sont autant de recettes perdues pour les coffres du Makhzen. Plus cruciaux encore sont les enjeux politiques. Par réflexe identitaire, certains notables voient les courriers étrangers d’un mauvais oeil. Le chérif de Ouezzane interdit même aux croyants d’utiliser les deux lignes de courriers El Ksar-Ouezzane inaugurées en 1896... Quant au Makhzen, il a bien conscience que le courrier, c’est l'information. Moulay Hassan ne peut accepter de perdre le contrôle des correspondances sur son territoire. Des l’année de la création de la poste Brudo, sa décision est prise : il propose de la racheter... et essuie un refus du Français, qui n’a guère envie de céder sa petite affaire déjà florissante !
La gloire du sceau,le fiasco du timbre
Qu'à cela ne tienne, Hassan Ier va l'imiter. Le dahir du 22 novembre 1892 organise la première poste chérifienne unifiée, appelée souvent « poste Makhzen ». Dans treize villes, est nommé un directeur régional (amin) qui dispose d’une autonomie financière. Dans les villes côtières, il reçoit 5% des taxes douanières prélevées dans les transactions commerciales des ports. Et dans les villes intérieures, 5% des taxes sur les moustafadat (proprietés de 1’Etat, comme les souks hebdomadaires et les abattoirs). Le amin est chargé de percevoir les droits postaux et de rétribuer rekkas et fonctionnaires. Chaque semestre, il verse l'excédent dans les caisses du Makhzen.
Une trentaine de rekkas vont desservir les treize villes en suivant huit lignes qui épousent les principales voies commerciales: Rabat-Essaouira, Rabat-Marrakech, Rabat-Tétouan, Rabat-Fès, Essaouira-Marrakech, Meknès-Fès, Fès-Tétouan et Larache-El Ksar. Le dahir est impressionnant de précision sur les fréquences, les jours de la semaine où les rekkas doivent partir, ainsi que les délais à respecter. On apprend par exemple que « l’amin de Fès assurera an départ sur Tanger tous les lundis et jeudis, emportant les lettres destinées à El Ksar, Larache, Tanger et Tétouan, et retournera à Fès porteur des lettres destinées à Fès et El Ksar, où il prendra également celles destinées à Fès et Meknés. Le délai de route de Fès à Tanger est fixé à cinq jours, le retour devant s’effectuer dès le lendemain. Le départ de Tanger aura lieu tous les mardis et samedis ». L’endurant rekkas doit donc abattre 50 km par jour, pendant cinq jours d'affilée, et repartir le lendemain.Le tout sur des routes peu praticables et dangereuses...
Au lieu de timbres, le dahir opte pour la force symbolique du sceau, marque historique du sultanat. Chacun des treize bureaux dispose de deux « cachets Makhzen »: un rond, destiné aux sacoches des rekkas, et un octogonal pour les lettres — sauf qu'apparemment ils n’ont jamais été utilisés ainsi. Par ailleurs, six couleurs d’encre sont employées : violet, noir, bleu, rouge, vert et orange. La combinaison de formes et de couleurs constituaient certainement un code destiné à aider les rekkas analphabètes. Mais les spécialistes (non pas historiens, mais collectionneurs passionnés !) ne l'ont toujours pas déchiffré... « Chaque amin, poursuit le dahir, mettra dans le sac un bulletin indiquant le nombre de lettres envoyées. L'amin des bureaux de transit prendra les lettres qui lui seront destinées et visera le bulletin; de même, il y ajoutera 1e nombre de lettres de son bureau qu’il remettra au rekkas. (...) Quant au tarif des lettres, il s'établit comme suit : les lettres qui pèseront une demi-once paieront le minimum, c'est-à-dire 8 mouzounat [sub-division traditionnelle du rial hassani]. Jusqu'à une once : 15 mouzounat. jusqu'à une once et demie: 24 mouzounat. (...) Les salaires des rekkas seront fixés par l'amin de chaque bureau. Les rekkas devront s’engager à ne pas se charger de lettres de particuliers qui ne seront pas mises dans les sacs; ceux qui enfreindront cette règle seront punis en conséquence ».
Hélas, la poste Makhzen souffre vite d'un manque de discipline des directeurs régionaux et a du mal à concurrencer les postes étrangères en pleine expansion, qui suivent de plus en plus des lignes de courrier similaires. Pour éviter d’être dépassé, le Makhzen décide de réorganiser son service postal de façon moderne. En janvier 1911, il confie cette tâche au Français Samuel Biarnay, qui réunit les divers services marocains sous le nom d'administration chérifienne des postes, des télégraphes et des téléphones. Biarnay va adjoindre aux Marocains des postiers de carrière français et remplacer les rekkas à pied par des courriers à cheval quotidiens.
Le dahir de réorganisation des postes de 1911 (signé par Moulay Abdelhafid) prévoit également une innovation importante pour l'international: le premier timbre chérifien, représentant la zaouïa des Aissaoua de Tanger. Malheureusement, le temps que cette série de vignettes soit imprimée (en France !) et émise au Maroc...nous sommes déjà le 22 mai 1912. Trop tard! Le traité du protectorat a été signé (le 30 mars). Ce qui aurait pu devenir le troisième symbole de souveraineté de la nation (après le drapeau et la monnaie) restera une curiosité pour les collectionneurs : un timbre émis alors que son pays n'est déjà plus souverain...
Une poste sous protectorat
La nouvelle situation politique a des répercussions immédiates sur la poste. Le 1er octobre 1913, la poste chérifienne fusionne avec les bureaux français (sauf à Tanger) pour créer l’Office marocain des postes, des télégraphes et des téléphones. Conséquence de la Première guerre mondiale et des accords entre puissances coloniales, la situation postale se clarifie peu à peu. Dès le 4 août 1914, les bureaux allemands sont fermés (mais perdurent jusqu’en 1919 du côté espagnol). Le 1er août 1915,les bureaux de poste espagnols sont supprimés dans la zone de protectorat français, et vice-versa. En revanche, les postes britanniques perdureront jusqu'en 1938 en zone française.
Reste aux colonisateurs une question à régler, celle des timbres. Elle est loin d'être anecdotiques: ces vignettes expédiées dans le monde entier (et, déjà, convoitées par les philatélistes) sont les meilleurs ambassadeurs des nations... mais aussi des possessions des puissances coloniales !Par exemple, en Algérie, les Français émettent des timbres marqués de leurs symboles nationaux. Mais ils savent qu’il leur faut ménager la fierté des Marocains, qui ne sont officiellement que sous protectorat.
L'unique timbre chérifien de 1912 va être utilisé jusqu’en 1913 (1917 à Tanger), avant d'être remplacé par des timbres des bureaux français. Dès 1902, ils contenaient le mot «Maroc», outre les emblèmes de la France. Pourtant, en 1914, ils sont surchargés «Protectorat français» : une façon discrète mais limpide de marquer le territoire! C'est seulement en 1917 qu'apparaissent les timbres définitifs du protectorat, conçus par le résident général Lyautey pour apaiser les Marocains. Ils ne portent aucune mention de la France, mais seulement le mot « Maroc », en français et en arabe. Dessinées par le peintre orientaliste Joseph de la Nézière, la série représente six monuments, tous construits à une période dorée de l'histoire marocaine, comme le grand mechouar de Fès (Mérinides), la tour Hassan à Rabat (Yacoub El Mansour) ou Bab-el-Mansour à Meknès (Moulay Ismael). De même, en zone nord, les Espagnols utilisent d’abord des timbres métropolitains surchargés «Protectorado Español en Marruecos», mais optent en 1928 pour des émissions semblables à celles des Français. On peut même y voir une forme de compétition. Les timbres des Espagnols ont des thématiques moins « orientalistes », plutôt liées au quotidien et aux traditions.
Quant au transport du courrier, il se modernise peu à peu. Un service de colis postaux est assuré à partir du 1er mars 1916 et les fourgons postaux sont de plus en plus utilisés. L’office des postes passe aussi des marchés avec des entreprises de transport. En 1924, Lyautey inaugure le premier courrier ferroviaire. Mais dans les régions éloignées, les rekkas à cheval ou à pied vont jouer encore longtemps leur rôle. Pour l'international, les bateaux transportent toujours la plupart du courrier; mais une petite révolution a lieu le 12 mars 1919, quand la compagnie Latécoère emporte les premières lettres de Casablanca vers Toulouse. En 1920, la poste marocaine intègre enfin l’UPU.
Mais pour que le mot « Maroc » sur les timbres cesse d’être un mensonge poli, il faudra attendre 1956 !