Date: ven. 29 janvier 2016 16:54:34
REGARD SUR FÈS
Paul ODINOT . « La Dépêche de Fès » 16 mai 1933
J'ai souvent pensé qu'il y a sur Terre, des cités, des forêts, des lacs prédestinés, et qui sont les yeux du monde, les bouches par lesquelles il respire, les artères où l'on peut entendre battre le cœur de l’humanité ; des lieux où la lumière du ciel est plus belle qu’ailleurs, où l'éclat des fleurs est plus brillant, la fraîcheur veloutée sur les joues des enfants, le parfum des roses plus délicat.
Fès est une de ces parcelles divines, portes d'accès vers un mystère qu’on pressent, qu’on devine, à travers la beauté des couchants, le regard profond des femmes ou la splendeur des nuits étoilées.
Qu’on se souvienne des recherches faites par Moulay Idriss pour choisir l'emplacement de la capitale qu'il veut construire à l’Islam, Islam transporté d’Orient en Occident. Pendant plusieurs mois, interrogeant les astres et les augures, il parcourt le pays, mais aucun lieu ne le satisfait, jusqu'à ce que la douceur de l’eau de l’Oued-Fès, où roule les perles, bordé de fleurs, la fertilité du sol, l'abondance des fruits, l'obligent à s’arrêter.
Mais des indices aussi : une prédiction attribuée au Prophète lui-même. Il s'élèvera dans l'Occident une ville nommée Fès qui sera la ville la plus distinguée des villes du Moghreb, son peuple sera souvent tourné vers l’Orient, fidèle à la sunna et à la prière, il ne s'écartera jamais du chemin de la vérité et Dieu gardera ce peuple de tous les maux jusqu'au jour de la résurrection !
Le récit d’un vieillard que Moulay Idriss rencontre dans les jardins : « Il y avait ici une ville immense qui fut détruite il y a deux mille ans, elle se nommait « Sef », un homme viendra qui la reconstruira. Un autre jour en creusant les fondations, on trouva, représentant une jeune fille, une statue de marbre, sur laquelle on lut une inscription disant que des thermes florissants existaient jadis à cet emplacement.
Et enfin on exhuma du sol une immense pioche d'or ( pioche se dit en arabe « Fès ») et je vois là, parce que ce fait est rapporté par des Orientaux, une preuve de vérité, interprétée à leur façon, mais une preuve de ce que le culte du « tau » précéda en cet endroit celui d’Ammon, celui du Christ, celui d’Allah.
Le privilège des hommes de mon âge c'est d'avoir connu un temps où il n'y avait ni avions, ni T.S.F., ni rayons X, où il y avait encore sur les cartes de l'Afrique de grandes taches blanches, des pays à découvrir, c'est-à-dire un temps où les enfants pouvaient rêver de trouver un jour des îles inconnues, de construire des « Nautilus » ; alors, on pouvait compter facilement les intrépides voyageurs qui avaient vu Fès.
Fès était le nom magique qui ne pouvait se séparer de celui d'Aladin et de sa lampe merveilleuse, de l’idée du tapis volant sur lequel Sinbad le marin avait été transporté des contrées étranges, au Moghreb.
Fès, c'était des siècles de silence, des siècles de prière, des siècles de frottement de pieds sur le marbre et de baisers sur les colonnes d’onyx, c'était des siècles d’anarchie, de luttes sourdes, de cris d’esclaves, de meurtres horribles, de sombres prisons, de fêtes somptueuses, de poésie et de misère, de soleil et d’obscurité, de guerre et de peste, de cruauté et de douceur.
Mais de tout cela personne n'osait faire la chronique sauf de timides lettrés cachant leurs manuscrits accusent les tyrans du jour.
Et peu à peu cependant avec beaucoup de patience et de ruses, marchands, trafiquants, voyageurs, médecins, missionnaires réussissaient à se faufiler jusqu'au cœur du Maroc.
Mais, parqués dans les quartiers réservés aux juifs, aux étrangers et aux filles publiques, que voyaient-ils ? que savaient-ils ? rien que des racontars de soldats ivres. Aussi possédons-nous peu de descriptions exactes de Fès, au cours des siècles, en dehors de celles faites par les ambassadeurs ou leurs compagnons.
Loti sans doute à la fin du XIXe siècle verra les souks et les terrasses de Fès et la pluie de printemps sur les champs d'asphodèles et de narcisses. Mais qu'on me permette de dire que ce grand poète que j’admire, et pour ne pas parler de tous ceux qui, après lui, ont vu Fès, n’avait fait ici qu'un grand reportage. Il était passé trop vite, n'avait pas laissé, accroché aux cactus du chemin, le moindre lambeau son cœur et qu'on ne saurait sous aucun angle comparer son livre « Au Maroc » avec ceux concernant la Turquie, ou le Japon, ou le Pacifique.
Fès reste donc mystérieuse et c'est seulement en 1911 que tambour battant, l'armée française apporte ici la même clef qui ouvrit les sanctuaires d’Égypte, de Palestine, du Mexique, de l’Inde, du Soudan, non par la violence mais avec le flambeau.
Voici la France toute entière sous la figure d’un « marsouin » au seuil de Karaouiyine. Et alors reflux sanglant, c'est 1912, c'est le massacre dans les rues : têtes et entrailles au bout d'une perche, obus sur les minarets et sur les ibis blanc, le sang coule sur les zelliges violets et jaunes.
Il y a donc vingt cinq ans, à peine, que nous avons le droit d'administrer Fès, de l'étudier et d'essayer de la comprendre.
Si je dis à mes lecteurs que le charme qu’avait sur l’ « Atlas » le nom de Fès, pour moi enfant, n'a aujourd'hui pas diminué, je voudrais qu'ils sachent que cet éblouissement durable n'est pas de commande, qu'il est sincère, partagé par beaucoup et justifié.
Essayons de l’expliquer.
D'où vient le charme de Naples, de Séville ou de Heidelberg ? D’où vient la lumière d’Ile de France, et le bleu de la Côte d'Azur ? Pour comprendre Fès, je vous demande de venir un soir d’été. Placez-vous parmi les ruines des tombeaux qui dominent la cité et regardez-là palpiter sous les feux du couchant. Regardez le mariage du ciel et des choses terrestres humaines. C’est une aurore boréale par les couleurs, mais aussi dans la chaleur de l’Afrique, qui adoucit les teintes, les rend chatoyantes comme celles de la gorge du pigeon ou l'éventail du paon. Le ciel est couleur de dragée, couleur de pierre précieuse, couleur de fleur ; des couleurs légères, aériennes, fugitives, insaisissables, d'une splendeur qui, dirait-on, n'est pas faite pour le spectateur, mais destinée à d'autres êtres qui nous laissent, par charité, jouir de la beauté qu'ils laissent tomber sur ce monde inférieur.
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A Fès, on comprend mieux le silence, on comprend mieux ce qu’est la mort. Il n'est que de s'éveiller par une nuit d’été, une nuit un peu lourde de la tiédeur du parfum des orangers où des jasmins. Et si l'eau s’égrène d'une vasque dans le bassin, comme une voix qui psalmodie, cela ne détruit pas le silence, cela ne fait que l’agrandir, que lui donner toute sa profondeur, toute sa puissance, toute de son épouvantable éternité.
A Fès, on se trouve en face du paradoxe, en face du sphinx, car Fès est un perpétuel contraste entre la joie et la peine de vivre, entre le bon et le laid, entre le fugitif et l’éternel, entre l'amour et la haine, entre la vie et la mort. Il me serait facile de trouver dans la vie de ses bourgeois, la contemplation de ses monuments, de sa rue même, des exemples de ce que je viens d’avancer.
Mais Fès est une ville sirène, c'est une ville femme qu'on ne décrit pas et qui, pour chacun de ceux qui veut l’observer, la connaître, se fait différente et où il faut venir, car toute description la diminue, l’avilit, la lèse, la blesse.
Grise aujourd’hui sous une brume légère, elle sera demain d'un blanc éclatant, éblouissant. Européenne avec ses peupliers et ses premières fleurs de pêchers, elle sera demain persane derrière ses zelliges et ses portes peintes en fleurs.
Toujours changeante, toujours différente d'elle-même et pourtant éternelle, comme si le rêve d'un dormeur prenait figure et se déroulait en images devant nous, bouquet de fleurs chaque matin renouvelé, telle est la belle alanguie, dont le cœur bat, pourtant, dans les sombres patios.
Mais les taches de lumière qui suivent leur chemin sur le plafond sculpté de cèdre, après avoir traversé les minuscules ouverture des vitres colorées, avancent, s’élargissent, diminuent, disparaissent. La vie passe sur l'âme des habitants de la même manière : résignation, acceptation de ce que l'on ne peut comprendre, de l’immuable.
Eclairs des yeux, joies d'un jour, fêtes rythmées comme une cacida andalouse par le rebab, le luth, le tambourin, c'est l'évocation du mystère, c'est le chœur antique qui jaillit de la pierre, du parfum des fleurs, des chants, de l’eau, des yeux, du cri des oiseaux et de la clameur sacrée des muezzins prononçant le nom divin dans le couchant. Appel d’espoir et de crainte avant que d'un coup brutal la nuit jette dans le néant, toute cette beauté, tout notre espoir de la voir abaisser son litham.