De Fès à Montpellier
Envoyé par:
georges-michel (Adresse IP journalisée)
Date: mar. 9 juillet 2013 19:49:23
DE FÈS A MONTPELLIER:
texte d'Henri Bressolette, publié dans la Revue du Syndicat d'Initiative de Montpellier, N° 18, 2ème trimestre 1969. (Texte que m'a remis la famille d'Henri Bressolette, je les en remercie)
Lettre à un Fassi (février 1969)
Mon cher ami
Eh oui, me voilà définitivement montpelliérain après trente-quatre ans de séjour à Fès. Quel dépaysement ! allez-vous penser ; détrompez-vous : les points de ressemblance l'emportent de loin sur les divergences.
On m'avait dit : vous verrez le climat ! Eh bien, J'ai trouvé un tempe sec, ensoleillé : la promesse des 300 jours de soleil par an, faite par le dépliant du Essi, n'est pas un leurre, c'est réel. La première année, pas de pluie pour ainsi dire pendant tout l'hiver : je me croyais à Fès, lors de mon arrivée en 1932. Cette année, quand le reste de l'Europe grelottait sous la neige, il était bien agréable de se promener à l'air vivifiant sous un soleil insolent d'éclat, comme au Maroc.
Evidemment, je ne puis plus, du haut des Mérinides, jouir de le vue tant de fois admirée des cascades de maisons que la médina fait descendre au milieu des oliviers, avec, pour toile de fond, les cimes neigeuses du Bou Iblane. Mais, de la terrasse du Peyrou, à 53 mètres, par temps clair, on découvre un horizon bien plus vaste, des Alpes aux Pyrénées, par derrière la falaise du Pic Saint-Loup (notre Zalagh) à gauche et l'éminence de Saint-Baudile à droite, avec devant nous, scintillant au loin par-dessus les clochers et les toits, la mer, « la mer, toujours recommencée » chère au poète sétois, notre voisin. Reconnaissez que je n'ai pas tellement perdu au change.
A voir le plan de la ville au Moyen Age, avec sa ceinture crénelée, je croyais me trouver en face de Fès-Jdid : à peu près même configuration, même étendue. Tant il est vrai que ces deux villes, contemporaines à quelques décades près, ont obéi dans leur ordonnance aux mêmes normes, imposées par les exigences de la sécurité. Au pied de la Tour des Pins, je reconstitue en imagination l'enceinte du XIIIème siècle flanquée de ses tours carrées, dont les murailles de Lalla Mina, dans le Jardin royal de Fès-Jdid, nous montrent encore l'image inaltérée.
Et quel étonnant parallélisme dans la fondation des deux villes ! Les deux "rives" de Fès - Andalous et Qaraouyine - se retrouvent avec les deux quartiers de Montpellier et Montpelliéret ; mais, au lieu d'être disposés comme deux rognons de part et d'autre de la colonne vitale de l'oued Fès, ils se répartissaient ici de chaque côte du Cami Roumieu, ce chemin des pèlerins que la foi entraînait de Saint-Gilles à Saint-Jacques de Compostelle. A Fès le synécisme des deux villes fut réalisé par l'Almoravide Youssef ben Tachfin; c'est la Commune clôture qui enferma Montpellier et Montpelliéret dans une même enceinte à la fin du XIIème siècle. De même que la cité de Moulay Idriss s'est édifiée autour d'un sanctuaire, de même, la ville qui conserve dans ses armes la Vierge de Majesté a grandi autour de Notre-Dame-des-Tables : comme au coeur de la médina, autour de cette basilique s'est opérée la concentration de la piété, de la vie intellectuelle, de l'activité commerciale grâce aux changeurs.
Le croiriez-vous ? La fumée des fours de potiers de Bah Ftouh se retrouvait ici avec l'industrie des maîtres verriers. Qu'étaient donc les fameuses étuves des Guilhem sinon les hammams des cités orientales ? En passant quai des Tanneurs au bord du Verdanson, j'évoque irrésistiblement les alvéoles malodorants des tanneries sur les rives de l'oued Fès. Enfin, dans les collèges de Saint-Ruf, de Mende, de Gérone, les étudiants vivaient autrefois comme les tolba marocains dans les médersas mérinides et alaouites … En feuilletant des ouvrages d'histoire, j'ai découvert des estampes du siècle passé ; partout des norias horizontales entraînées par leur bourricot : celle du Jardin des Plantes me rappelait étrangement la noria du jardin rbati des Oudaia.
Qu'en conclure ? sinon que, pendant des siècles, au cours du Moyen Age et même après, il a régné la même civilisation sur les deux rives de la Méditerranée, et que les échanges entre les deux mondes - Islam et Chrétienté - ont été bien plus fréquents et les relations bien plus étroites qu'on ne l'avait admis pendent longtemps.
Vous comprenez maintenant qu'après avoir connu la médina de Fès, je ne sois pas dépaysé en retrouvant ici les rues moyenâgeuses de 1a vieille ville. Sans doute, la foule d'alors, avec sa bigarrure et son grouillement, a déserté les placettes et les venelles de la cité médiévale ; mais, quoique vide, le cadre subsiste presque intact. Il est d'autant plus facile de le repeupler par l'imagination que les quartiers ont pour la plupart conserve leurs noms savoureux d'autrefois.
Rue de la Carbonnerie, s'alignent les boutiques des marchands de charbon, dont le visage, aussi noir que les vêtements, ne se distingue dans la pénombre que par le blanc de leurs yeux. Dans la rue voisine, la presse est grande autour des étalages de légumes: c'est à peine si, au milieu des chalands, la colonne des petits ânes chargés peut se frayer un chemin, malgré les cris de l'ânier. La rue de l'Herberie apporte en pleine ville toutes les senteurs de la garrigue tandis que dans la rue Embouque d'Or, les entrepôts de Jacques Coeur exhalent les parfums des aromates de l'Orient, lourds et entêtants. A l'ombre de l'Arc Saint-Nicolas, une troupe de mendiants aveugles, de ses litanies sans fin, implore la charité des passants. Dans sa boutique, le barbier -- sagnador -- applique ses pipettes à ventouse sur la nuque scarifiée de ses patients. Plus loin, dans 1a Barralerie, retentissent les coups de marteau des tonneliers. Là-bas, à la criée de la Draperie rouge, l'encantayre clame les offres à tous les échos pour faire monter les enchères. Sur la place de Notre-Dame-des-Tables, les écus s'empilent sur les tables des changeurs … Cette vie de tous les jours vibre d'appels, de bruits dans un va-et-vient incessant, pittoresque, coloré.
Certaines occasions apportent un surcroît d'animation. Près du collège des Douze médecins se forme un attroupement : c'est une bagarre d'étudiants turbulents ou contestataires. Voici que se pressent en foule les badauds autour de 1a Grande Loge pour l'élection des consuls. La soutenance d'une thèse, présidée par l'évêque de Maguelonne, rassemble les lettrés à l'église Saint-Firmin. Le Jour de sa fête, 1a procession traditionnelle du corps de Saint-Cléophas s'avance aux accents des cantiques. En grand arroi, les corps constitués de la ville accueillent un visiteur de marque : le pape Urbain V venu constater l'avancement des travaux à son monastère de Saint-Benoît. Une galée d'Orient est-elle annoncée au port Juvênal , aussitôt, le menu peuple s'y précipite, toute la ville est en effervescence et le vin de Mirevault coule dans les tavernes...C'est ainsi que, à parcourir ces ruelles tortueuses, ressuscite à mes yeux le spectacle toujours renouvelé de la vie médiévale.
Croyez-moi, je plains très sincèrement ceux qui ne voient dans ces venelles que leur incommodité pour la circulation automobile; ils ne savent pas dans quel riche passé ils se promènent sans même le soupçonner. Il faut dire que je suis un privilégié: sans la médina de Fès aurais-je compris et goûté cette vie d'autrefois, qui nous a été conservée là-bas comme dans un musée vivant ?
Vous voyez que, même en séjournant à Montpellier, je suis encore à Fès ! En savourant un verre de thé à la menthe, du haut des Mérinides, saluez de ma part la médina ! A votre intention, Je dégusterai ici un verre de notre excellent muscat.
Henri BRESSOLETTE