Forum ADAFES (Amicale Des Anciens de FES
Faits historiques, photos et cartes postales 
Fès et sa région :  Forum ADAFES
SEFROU : TEXTES CHOISIS
Envoyé par: georges-michel (Adresse IP journalisée)
Date: mar. 3 février 2015 21:28:52

SEFROU, LA BERBÈRE

"J'ai découvert Sefrou par une soirée d'automne où la brume encapuchonnait la montagne. Dans le crépuscule humide des pluies récentes, un vent frais apportait tout le parfum des vergers et des bois aux frondaisons érugineuses, parfum indéfinissable, mélancolique, des feuilles mortes qui s’incorporaient à l’humus, parfum rare dans ce Maroc où l'automne a de printanières gaietés.

Ciel gris … grands arbres … chemins creux aux buissons saupoudrés d’aiguail.

La djellaba terne de quelques Berbères détonnait et étonnait dans ce paysage où je m'attendais à rencontrer la silhouette austère d'un berger eskualduna appuyé contre le tronc vertigineusement vertical d'un frêne, et lançant à la nuit conquérante l'interminable plainte du cri basque.
Je ne devais entendre que la voix d'un muezzin qui, du haut d'un minaret de la ville voisine, clama l’appel à la prière du Maghreb. Quand il se tut, j’eus à nouveau la joie de me retrouver seul avec mon rêve de nostalgique évasion.
J’avais fui du Maroc qui, pourtant, m’entourait de toutes parts, car les jardins ne sont pas si touffus qu'on ne puisse soudain entrevoir un minaret ou une koubba silencieuse au dôme arrondi comme une mamelle fardée de la blancheur de son lait.
J’avais fui loin, très loin vers le pays qui m'a vu naître et ne se souvient plus de moi si je me souviens encore de lui. Comme moi, un autre, si je dois en croire la légende, avait, en tentant une même évasion réalisé le miracle de Sefrou.

Ce coin de France où pénétra pour la première fois, en 1911, la colonne Moinier, serait, dit-on, l’oeuvre d’un Français, un déserteur qui, au temps de la conquête de l’Algérie, passa au Maroc, se convertit à l'Islam et vint s’établir à Sefrou où devaient l’assaillir les remords, les regrets, l'implacable nostalgie.
Lui, qui avait fui en ne regrettant rien, se prit soudain à s’émouvoir aux souvenirs des horizons de la patrie perdue. Dans son exil, il s'étonna jusqu'à la douleur d’avoir inconsciemment aimé des bosquets, des bois, des jardins.Aux haies d’agaves, aux boqueteaux d’oliviers, à l'ombre des caroubiers immenses, il voulut pas encore ajouter l'efflorescence printanière des arbres porteurs de fruits et de ces cerisiers aux fruits rouges où enfant, il montait, peut-être, pour se gaver, en cachette, de leur chair ferme, à la fois aigrelette et sucrée.
C'est ainsi que seraient nés ces jardins. Pour ma part, je n'émettrai aucune objection, n’étant pas précisément partisan de la vérité historique en face de laquelle la légende offre tant de charme naïf.
L'Histoire est une vieille bonne femme raisonneuse, la légende est une fillette gracieuse même dans sa mélancolie.
Et c'est pourquoi je demanderai : « Qui jamais chantera ces jardins de Sefrou et leur splendeur en toute saison, à toute heure ? Les mots eux-mêmes seraient imparfaits. Ne conviendrait-il pas de laisser cette tache aux cascades de l’oued qui savent prendre, semble-t-il, tous les accents appropriés ? Selon la saison, selon l’heure, leur voix passe du grondement au murmure, du ruissellement au flou glou. Tour à tour, l‘oued baigne les capillaires ruisselants, les rocs de son lit et les herbes lasses qui s'y penchent. Il court, s’égratigne aux pierres, moutonne, se faufile, s’élance pour quitter le mystère du sous-bois et venir - ô déchéance ! - aider à purifier le séroual ou la lévite noire qu'une lavandière, à grands coups de battoir, à grand renfort de savon, dépouille de sa gangue de crasse.

Les lavandières de Sefrou ! Elles sont célèbres au même degré que les jardins. Des peintres innombrables ont fixé leurs attitudes dans le ravin minuscule où s'exerce leur quotidien travail.
Pour cadre, deux grands murs gris, tachés de plaques vertes de moisissure. Pour fond le point d’exclamation d’un minaret. Au premier plan, dans l'eau polluée, des femmes qui s’agitent, se trémoussent, piaillent et pétrissent le linge avec fureur.
L’oued poursuit sa course. Son eau charrie une crasse savonneuse que le soleil parvient à anoblir, car chaque bulle emporte avec elle l'arc-en-ciel précieux d'un verre de Venise.
Mais cela n’est point tout Sefrou. Pour la connaître, il faut avoir longuement parcouru ses rues couvertes, sa ville indigène qui encercle le Mellah ; il faut avoir vu travailler ses artisans qui font de si curieux travaux berbères. Il faudrait aussi essayer de retracer son histoire … Il faudrait étudier tant de choses, confronter tant de documents, écouter tant de traditions, il faudrait, enfin, sacrifier tant à la science que nous n'aurions plus le temps de regarder, de voir,d’être ému et d’aimer …
O, petites rues de Sefrou où le soleil, découpé par les treillis de roseaux, dessine des zéliges sur le sol !
O, modestes artisans plus reclus dans leur boutique qu’un moine dans sa cellule !
O, grands jardins où l’hiver met parfois un tapis de neige, où le printemps éveille d'innombrables fleurs, où l'été édifie le temple de Pomone, où l'automne apporte l'occitane mélancolie !
C'est vous qui faites le charme, l'intérêt immédiat de Sefrou."

Robert BOUTTET
(Revue de l’Association des propriétaires d’automobiles du Maroc. Janvier 1934)

------------------------------------



1 modifications. Plus récente: 03/02/15 21:49 par georges-michel.

Pièces jointes: 073-a Rue des artisans.jpg (450.1KB)  
Options: RépondreCiter
Re: TEXTES SUR SEFROU
Envoyé par: georges-michel (Adresse IP journalisée)
Date: mar. 3 février 2015 21:47:04

SEFROU

Texte de Denise R. Quesnel (Revue Nord-Sud 1933)

"Je me souviens encore, aujourd'hui, de la surprise extasiée que j'eus en découvrant Sefrou.

En quittant Fès par la route du Sud, à 30 kilomètres, tapie dans la verdure et dans les fleurs, abritée de ses remparts, Sefrou – petite ville à l'entrée du bled berbère – prodigue aux touristes toutes les beautés d'un site vraiment unique au Maroc.

Arrivée : place Bab M'Kam. Il vous est alors possible de vous demander si vous êtes en France ou en Orient. Peupliers, saules-pleureurs, rosiers grimpants le long des remparts, oliviers : on se croirait en Provence.

Médina : traversée de l'oued Aggaï ; maisons, jardins, moulins, cascades s'étageant dans la verdure, s'abaissant dans les eaux de l'oued.

Les souks soigneusement abrités de « mamounis » filtrant le soleil, surprennent par leur jour dansant, par cette foule de chleuhs aux vêtements couleur de leurs montagnes contrastant avec les femmes berbères dont les foulards éclatants donnent une note vibrante à cette masse d'allure uniforme.

Mellah : ruelles couvertes, ombres et lumières. Couleurs tendres des femmes aux yeux bleus et au teint laiteux. Bariolages éclatants des costumes : toutes les couleurs du monde réunies sur un seul être. Foule grouillante, jacassante, criante, débordante d'activité.

L'oued El Youdi parcourt le Mellah. Femmes, enfants retroussés jusqu'aux genoux, lavent étoffes, cuivres, ruisselants d'eau et de soleil.

Spectacle admirable que je vous souhaite de voir, le soir vers cinq heures, alors que toutes ces couleurs sont fondues, diminuées dans l'harmonie douce d'une belle fin de journée.

Jardins : tous les arbres fruitiers y sont rassemblés. Qui ne connaît la saveur des cerises de Sefrou ? Pruniers, pêchers, grenadiers, abricotiers, pommiers et leur saveur modeste, rampante et cachée : la fraise succulente, fondante et parfumée.

Au printemps, tous ses arbres en fleurs font de Sefrou, un vaste verger odoriférant et gai où il fait bon se reposer.

Marabouts dispersés et nombreux : Sidi bou Médiane, enfoui sous les oliviers, mystérieux, évoquant ce conte des mille et une nuits : Aladin à la recherche de la lampe merveilleuse. Sidi bou Seghine, dominant Sefrou, où vont les femmes en pèlerinage. Sidi Ahmed Tadli, dans les jardins, coin délicieux où les fassis viennent camper l'été.

Marabouts plein de charme et de poésie : tout en eux évoque les croyances millénaires.

Entourant Sefrou : murailles doucement teintées, ravins de verdure, mamelons, collines boisées, ruisseaux, cascades, étangs, sources. Partout, une eau limpide et bonne jaillit, murmure et fertilise cet oasis.

Le djebel Boui-Blane domine de sa masse neigeuse Sefrou et le bled environnant.

Bled âpre et rude. Montagnes arides. Troupeaux, bergers, tentes berbères rectangulaires et sombres.

Oiseaux chassant une proie.

Silence !

------------------------------------------

Illustration Robert Quesnel, peintre orientaliste qui vécut à Sefrou une trentaine d'années.
Denise Quesnel était son épouse

Pièces jointes: r_c_qu13.jpg (70.9KB)  
Options: RépondreCiter
Re: SEFROU : TEXTES CHOISIS
Envoyé par: georges-michel (Adresse IP journalisée)
Date: ven. 13 mars 2015 22:07:04

L'INONDATION DE SEFROU

Texte de Charles PENZ Docteur és-lettres dans Chroniques du Vieux Maroc (1953)

La petite ville de Sefrou est célèbre par ses cerisiers et par ses lavandières. Celles-ci animent, à longueur de journée, de leurs cris et de leurs bavardages, le ravin de l’oued Sefrou : les touristes le
savent bien, les photographes et les peintres aussi qui ont souvent fixé sur la toile ou sur la pellicule le spectacle coloré des lavandières de Sefrou. Mais ces touristes. ces peintres, ces photographes savent-ils que l’oued Sefrou, pittoresque et photogénique, a été un torrent dévastateur au printemps de 1890 ?

Le vendredi 16 mai, le torrent ayant considérablement grossi par suite de la fonte des neiges - l'hiver avait été exceptionnellement rigoureux - entraînait d’énormes quantités de branches d’arbres, de feuilles, de quartiers de rocher et de sable. Tous ces matériaux eurent bientôt bouché la petite ouverture pratiquée dans le mur d’enceinte, par où les eaux de l'oued s'écoulent normalement. Sefrou étant bâtie dans le creux d’une vallée profonde, les eaux s'amassèrent derrière la muraille, et quand elles eurent atteint la partie supérieure, la jetèrent bas et se lancèrent avec violence sur la petite ville.

Un grand nombre de maisons, à Sefrou comme à Fez, sont traversées par des branches de l'oued; de sorte qu’elles furent envahies par les eaux à la fois du dedans et du dehors. Avant que les habitants eussent eu le temps de se reconnaître, ils se trouvèrent assiégés par l'inondation. Ceux qui purent immédiatement monter sur quelque haute terrasse ou prendre la fuite à l'extérieur furent sauvés. Mais 1e nombre des victimes atteignit quatre-vingt-dix, dont quarante musulmans et cinquante israélites, parmi lesquels beaucoup de jeunes gens et d’enfants.

D’énormes provisions de farine, de vin, d’eau-de-vie et de beurre furent enlevées par les eaux, ou rendues inutilisables. Comme c’était l’époque où l’on retire l’huile d’olive des pressoirs, il s’en trouvait de très grandes quantités dans les maisons de la Médina et du Mellah. Tout fut emporté.

Il y eut aussi des scènes de pillage, auxquelles assistaient impuissants les malheureux propriétaires, du haut des terrasses où ils s’étaient réfugiés. Beaucoup de boutiques furent mises à sac par des malandrins qui profitèrent de l’effarement général pour accroître les dommages causés par l'inondation.

Le chroniqueur auquel nous devons ces informations ajoute que les Juifs de Fez épousaient alors volontiers les jeunes filles de Sefrou en raison de leur beauté. Aussi, la communauté israélite de la grande ville voisine vint-elle très vite au secours de ceux de ses coreligionnaires qui, pendant la dix-septième année du règne de Moulay el Hassan, avaient été victimes du débordement de 1’oued Sefrou.

-------------------------------------

Pièces jointes: 096-b Lavoir juif.jpg (307.8KB)  
Options: RépondreCiter
Re: SEFROU : TEXTES CHOISIS
Envoyé par: georges-michel (Adresse IP journalisée)
Date: mer. 10 février 2016 18:08:59

SEFROU
Texte de Pascale Saisset


Sefrou au nom harmonieux est une petite bourgade cachée dans la montagne et isolée du bled par de beaux et fertiles jardins.

Sur la route de Fès coupée de champs à la belle terre rouge, de vergers et de pâturages, au tournant de bois épais, de coteaux d'oliviers, de haies de figuiers et d'aloès, Sefrou appelle le voyageur qui veut fuir la médina trop active.

La route qui se resserre au pied des coteaux, se borde comme par surprise de peupliers hauts et drus, et, semblable à quelque village français de l'Auvergne, d'une Auvergne qui ne connaîtrait pas les neiges et les tristesses de l'hiver rigoureux, apparaît Sefrou.

Des murs blancs, une porte haute qui n'a pas l'aspect rébarbatif des murs de Fès, un chemin blanc comme un chemin de Provence, et rythmant les pas, les paroles , les pensées, le bruit de l'oued, bondissant sur un lit pierreux et irrégulier, heurtant des quartiers de rocs, les arches des ponts, les maisons construites sur pilotis.

Ce ruisseau couvre indiscrètement tous les bruits de la vie, et paraît être le grand moteur et le grand distributeur de jouissances de tout le pays enfantin et charmant, qu'il a fait à son image, bavard et clapotant dans ses eaux de l'aube à la nuit.

Otez l'oued, et Sefrou n'est plus Sefrou. Ce serait un village sans caractère, comme Settat où l'on bâille d'ennui.

Entre les hautes falaises crayeuses, aussi blanches que neige, l'eau serpente, rebondit, trébuche, chante; ce n'est que murmure, harmonies.

Et dans l'oued, les laveuses actives brossent, battent, savonnent, bavardent, du soir au matin. De même que Sefrou n'existerait pas sans l'oued, l'oued n'existerait pas sans les laveuses, qui paraissent, sous les ponts, des hordes d'insectes multicolores qui seraient venus s'abattre au bord de cette eau pour se reposer du désert.

Arrivent les ménagères apportant avec elles leur linge, leurs légumes, leurs ustensiles de cuisine, tout ce qui peut avoir besoin de l'eau pure, et leurs histoires sans doute, dont elles se déchargent auprès de leurs voisines, tout en regardant la mousse savonneuse se mêler à l'écume des eaux.

C'est l'animation délicieuse du vendredi, que le chant de l'oued accompagne avec le plus de joie. Voici venir tous les berbères de la montagne, vêtus de leurs burnous à raies de couleur, mouchetées de pompons; leurs femmes les accompagnent non voilées, et toutes clinquantes de colliers, de monnaies et de médailles en nombre si incalculable qu'on les trouverait de mauvais goût si elles ne cachaient d'affreuses et profondes rides, sillonnant des épidermes semblables à l'écorce du chêne-liège. Celles-ci ne sont pas les bêtes de joie des harems, mais plutôt les bêtes de somme de leurs seigneurs et maîtres.

Sefrou est presque entièrement juive.

----------------------------

Aujourd'hui sa population est un peu noyée par les gens du bled et les fasi, venus pour faire de bonnes affaires avec les gens de la montagne. Mais si, avant d'aller au marché, nous nous arrêtons au souk, nous y retrouvons ces mêmes boutiques juives qui ont le talent de faire une encyclopédie de marchandises dans un mètre cube d'espace.

A la limite du souk, avant d'entrer dans le plein soleil de la rue, et de franchir cette ligne si extraordinairement nette entre ombre et lumière, nous hésitons à nous mêler au flot humain qui déferle, de plus en plus pressé, et nous apporte, avec le frôlement rugueux des burnous, le cliquetis des poignards, le choc des bâtons sur le sol, le vol de poussière argentée, les gutturales lancées à pleine gorge, les invectives, les imprécations, les injures coupées de rires sauvages, les sourires ambigus de ces faces inquiétantes-parce qu'inconnues- et toute la saveur violente, âcre, insupportable, mortelle et délicieuse de la bête humaine, dont on ne prend conscience que dans le corps à corps de l'amour ou dans la foule.

Ce boutiquier vend du henné, des gâteaux et du fil mercerisé.
Il parle avec animation à l'un de ses coreligionnaires, grand diable flegmatique, qui traîne, attaché à sa robe, un petit enfant qui renifle.
-Si tu veux savoir, lui dit-il, si Aziza est pure, il faut la mettre dans un tonneau, la bonde du tonneau correspondant à l'ouverture du vagin. Si après quelque temps sa bouche sent le vin, c'est qu'elle n'est pas vierge.
Un remous nous emporte loin de la confidence.

Affrontant le jeu de la bousculade, nous voici au marché du grain, à celui du charbon, à celui du sel, du gros sel gris qui vient des flancs de la montagne. Il est pareil en sa grossièreté à ces villageois dont l'âme à peine dégagée de la matière doit être elle aussi toute en grisailles indécises, en impuretés, et en reflets limpides.

Tout à coup, parmi le tumulte, on entendit une voix d'enfant qui chantait. Le timbre strident, aigu comme celui de la plupart des chanteurs maures, avait je ne sais quelle pureté et quelle passion désespérée. Echappant à la foule, nous trouvâmes le chanteur accroupi dans un minuscule café maure, au premier étage d'une maison festonnée de vastes arcades où l'ombre était fraîche comme en un temple.

Dès qu'il commençait à chanter, l'enfant se dressait sur les genoux, se tendait en offrande, et se balançait de droite et de gauche, fermant les yeux, avec une espèce d'inconsciente volupté qui faisait de lui l'égal du coq annonçant le jour, ou du serpent fascinant sa proie. On eût dit qu'il défaillait de la joie de chanter.

Il s'arrêtait, mêlant le soupir au sourire, comme ces anges musiciens qu'on voit au pied des saints dans les tableaux d'Italie.
Ils sont les serviteurs de la musique, et ils communient dans la même émotion que les adorants.

C'était un pauvre orphelin, jeté là, avec cette voix émouvante, belle, et d'une noblesse si rare, à côté de ces médiocres musiciens, racleurs de ghaïta et de violon.

- Quand je ne chante pas, je ne mange pas, dit-il. Qui n'eût été ému?

Emmener l'enfant, lui donner du pain, le secourir, le soigner, l'élever enfin jusqu'à la conscience de son art divin, tels furent nos actes et nos pensées.

Le soir on le fit chanter de nouveau, et le charme nous prit, quoique nous fussions dans une maison de pauvre, éclairée seulement par des lampes dont la flamme pâle luttait mal avec le jour finissant et les ténèbres lentes.

L'enfant qui nous était déjà attaché, nous baisait les mains avec vénération.

On l'emmena à Fès, on le vêtit de neuf, et en lui ôtant son capuchon, on découvrait sur sa tête l'une des plus belles teignes du Maroc! Un médecin fit une ordonnance et bientôt Thâmi (car c'était son nom) perdrait son aspect misérable de vagabond et d'orphelin délaissé.


Nos souvenirs de Sefrou étaient déjà lointains lorsque nous reçûmes la nouvelle que l'un des bienfaiteurs de Thâmi, celui-là même qui l'avait secouru, soigné, vêtu, était allé dans la prison du pacha, accusé d'avoir volé et assassiné un enfant arabe!

Thâmi s'était enfui un beau matin, fatigué sans doute du gîte, de la bonne chère et de la sécurité, cédant à l'attrait des nuits claires, du désir de la faim et de la solitude dans la foule indifférente.

Peut-être tout cela était-il nécessaire à la perfection inconsciente de son chant, qui exprimait si bien l'inexprimable détresse de l'abandon, la lassitude, et l'ivresse de la mélancolie, la confusion des sentiments dans le reploiement de soi-même, et le courage qui naît du désespoir dans un coeur artiste, tout cela que Thâmi nous donnait comme une fleur sonore, comme un sanglant accord, comme une larme précieuse.

Thâmi qui, au demeurant, était un monstre d'ingratitude, était de plus menteur.

Il n'était point sans famille. Deux fois déjà il s'était enfui de chez son frère qui en avait la charge. Celui-ci le faisant rechercher apprit qu'il demeurait chez des juifs de Fès.

Grand scandale! Qu'un fils d'arabe soit chez un juif! Le pacha envoya ses mokhaznis; on entre chez le juif, on fouille sa maison, on n'y trouve pas l'enfant, mais ses vieilles hardes, mises de côté en paquet, dans un coin. On questionne.
- Où est l'enfant? Je ne sais pas.
- Tu l'as pris, tu l'as tué! Le pauvre juif est impuissant à se défendre. Il ne sait rien de Thâmi.

On le reprit heureusement trois jours après, dans la campagne, près de Fès. Il dit qu'il ne nous connaissait pas, mais voulut bien se souvenir qu'il nous avait accompagnés depuis Sefrou.

Le pauvre juif était ainsi payé de ses bontés!

Le pacha écouta le frère de Thâmi qui prétendait que les juifs avaient enlevé l'enfant pour lui faire abjurer l'Islam! La preuve la plus formelle était qu'on lui avait retiré son capuchon pour lui donner une coiffure européenne!

Thâmi affirma que c'était vrai, et il fallut toutes nos protestations réunies pour que le pacha ne poursuivit pas le juif.

Pauvre juif dont la charité même est suspectée!

Mais tu n'es pas le moins malheureux. Tu as voulu être bon. Personne ne croit à ta bonté. Thâmi, lui, a obéi à son instinct sauvage, à sa haine.

Lorsque tu passeras entre les beaux peupliers de Sefrou, pense à son chant surhumain du trop plein de douleur qu'il renferme, et le destin t'apparaîtra impénétrable.

(Pascale SAISSET. Heures juives du Maroc. Editions Rieder 1930 . Ecrit en 1926 à la mémoire du grand-père de l'auteur Youssef Ben Illouz né dans le mellah de Meknès).

Pièces jointes: 098-b Commerçant juif.jpg (467.5KB)  
Options: RépondreCiter
Re: SEFROU : TEXTES CHOISIS
Envoyé par: georges-michel (Adresse IP journalisée)
Date: mer. 10 février 2016 18:27:02

LES ENVIRONS DE FÈS : SEFROU

dans le Maroc d'aujourd'hui d'Eugène Aubin, publié en 1904 chez Armand Colin, et republié un siècle après sous un nouveau titre « Le Maroc dans la tourmente (1902-1903) » dans la Bibliothèque Arabo-Berbère -BAB- dirigée par J.P. Péroncel-Hugoz.


De son vrai nom Léon-Eugène-Aubin Coullard-Descos est né en 1863 et après des études de droit commença une carrière diplomatique. En 1902, il est nommé premier secrétaire à la légation française de Tanger où il reste pendant deux ans. A l'invitation du Makhzen il séjourne 6 mois à Fès, il aura l'occasion de se rendre à Sefrou à différentes reprises.



Voilà ce qu'il en dit dans son livre, dans un chapitre intitulé « Les environs de Fès » :

« Il faut cinq heures, en sortant de Bab Fetouh, pour atteindre la petite ville de Sfrou, qui est à une trentaine de kilomètres au sud de Fès. Cette courte promenade est rendue malaisée par le voisinage de tribus Béraber, et apr suite de l'agitation actuelle, elle nécessite une véritable expédition. Avant de nous laisser partir le 17 février, le makhzen a tenu à faire venir de Sfrou deux cavaliers du caïd El-Youssi et une douzaine de paysans armés, chargés de nous servir d'escorte ; il envoie en outre, avec nous, un petit détachement du tabor des Chérarda, pour veiller à la sécurité du campement. Tant de précautions sont peut-être illusoires, car rien d'inquiétant n'apparaît sur la route, où les convois de mulets se succèdent paisiblement. C'est un des grands chemins du pays, menant au Tafilelt par la haute vallée de la Moulouya.

La piste se poursuit au milieu des palmiers nains et des asphodèles, avec des buissons de jujubiers et de genêts épineux qui sont en train d'épanouir leur floraison jaune. Elle coupe le seuil qui sépare le Saïs de la vallée du Sebou et, sur la gauche, commencent à se marquer les ondulations de terrain dirigeant leurs eaux vers le fleuve. Les douars espacés sur la route appartiennent à la tribu des Chérarda, et leurs habitants ont été transportés sur ce point en vue d'assurer la sécurité du parcours ; ils se trouvent ainsi limitrophes des Ouled-el-Hadj, dont les villages s'étendent jusqu'aux premières collines bordant la rive gauche du Sebou. Peu à peu se rapproche le groupe montagneux des Aït Youssi, qui projette vers la plaine la pointe avancée du Djebel Kandar ; on en gravit les premières pentes, pour descendre aussitôt dans la vallée de l'oued Sfrou, qui s'en va vers le Sebou et où la ville se cache, à la sortie des montagnes, dans une vaste étendue de jardins irrigués. Les cerisiers, qui sont l'orgueil de la région y poussent abondamment à côté des oliviers, des grenadiers et des orangers.

Nous trouvons, à la porte de Sfrou, les deux seuls habitants de la ville relevant de la protection française : un algérien, Si Benaïssa ben Djilali, qui est un propriétaire aisé, et un juif marocain naturalisé français, Ichoah Sabah. Ce dernier a exercé, pendant quelques années, la profession de bijoutier à Sainte-Barbe du Tlétat, dans la province d'Oran, et, comme tant d'autres, il a acquis la nationalité française.

Notre campement est établi dans un grand jardin d'orangers contigu aux murailles, mais situé dans l'intérieur de la ville et propriété d'un chérif, Moulay Abdesselam ben Driss. Sfrou forme un groupe allongé de maisons blanches, qui descendent des deux côtés de la rivière, au milieu de la verdure des jardins. Auprès de la porte septentrionale s'ouvre un grand fondak, qui marque, de ce côté, une avancée des murailles. La ville est dominée par les minarets de ses cinq mosquées, par la masse du mellah, qui en occupe le centre, et par la maison très élevée du caïd el-Youssi, dont la terrasse surveille toute la contrée. L'enceinte est hermétiquement close ; il a même été jugé nécessaire de barrer la rivière en amont par un pont fortifié ; en aval , l'oued Sfrou se précipite en cascades dans un ravin profond, si bien que de ce côté les défenses sont naturelles.


---------------------------------------

L'aspect de Sfrou ne donne guère l'impression de la sécurité. La nuit, même en temps normal, des sentinelles doivent veiller aux portes, et les gens de la campagne sont désarmés avant d'entrer en ville. On se trouve, en effet, dans une zone dangereuse, placée à la limite de tribus multiples et au pied même des montagnes berbères. C'est à peine à quelques centaines de mètres au-dessus de Sfrou que la rivière sort d'une gorge étroite, après avoir traversé le haut plateau précédant le massif des Aït Youssi. La coupure, fort pittoresque, est commandée, d'un côté par la koubba de Sidi bou Serrin, de l'autre par le mur fortifié d'un groupe de silos -mers- appartenant au caïd el-Youssi. A la sortie même de la gorge se trouve le petit village fortifié de la Qalaâ, dont les maisons, réunies les unes aux autres forment extérieurement un seul bloc défensif.

La Qalaâ est considérée comme faisant partie de Sfrou et constitue un des cinq quartiers de la ville. La population comprend environ six mille habitants, dont un peu moins de la moitié sont juifs. Les gens de Sfrou sont de provenance variée, berbères issus de tribus diverses ou petits négociants maures venus de Fès. Le groupe le plus compact est formé par les Aït-Youssi, qui occupent un quartier spécial, groupés autour de la maison de leur caïd. Le bazar de Sfrou est important et les boutiques y sont nombreuses ; bon nombre de commerçants portent le turban vert des Derqaoua et relèvent de la branche de cette confrérie installée dans la zaouia de Mdaghra, au nord du Tafilelt. Le principal commerce de la ville est celui des laines, qui s'expédient par Fès ; l'industrie locale comprend toute une série de moulins étagés le long de la rivière, de pressoirs à huile et de fabriques de savons. C'est à Sfrou que viennent s'approvisionner les tribus berbères du voisinage, et surtout les Aït-Youssi ; les juifs du mellah s'en vont jusqu'à la Moulouya visiter, comme colporteurs, les marchés locaux.

La ville de Sfrou relevait, jusqu'à ces derniers temps, du gouverneur de Fès-el-Djedid, qui était représenté par un khalifa. En récompense des services rendus par le caïd Omar el-Youssi dans l'expédition contre Bou Hamara, le makhzen vient de lui attribuer le gouvernement de Sfrou. Omar el-Youssi est maintenant le seul caïd de sa tribu qui na guère en comptait trois. Il est ainsi devenu un très puissant seigneur, chef unique d'une des plus grandes tribus béraber, et c'est lui qui à la tête des contingents berbères, a, cet hiver, sauvé le makhzen. Les Aït-Youssi se divisent en deux fractions principales, les Aït-Halli et les Aït Messaoud-Ouali, dont les rivalités ont été maintes fois sanglantes. Le caïd el-Hosein el-Hallioui n'avait cessé de se poser en rival du caïd Omar : il y a dix-huit mois, il vint s'établir à Sfrou, et la ville se divisa aussitôt en deux camps, tenant pour chacun des deux adversaires ; on se fusilla, pendant trois mois, du haut des minarets et des terrasses des maisons dont beaucoup portent encore les traces de la bataille …. Omar el-Youssi sortit vainqueur de la bagarre ; il poursuivit son rival, dont il détruisit la kasbah, et resta dès lors seul maître de toute la tribu ; quant à Hossein el-Hallioui, il vit réfugié à Fès dans la zaouia de Moulay Edriss.

La maison du caïd el-Youssi contient un grand riad de construction récente, où l'on est en train d'achever les revêtements de faïence et les plantations. L'un des fils du caïd, qui fait fonction de khalifa, Si Mohammed ben Omar, nous y a reçu à déjeuner ; c'est encore un tout jeune homme, dont l'éducation s'est faite à la campagne, comme celle de ma plupart des Béraber ; aussi est-il très timide et il reste un peu à l'écart, entouré du petit groupe de feqihs et de tolba habituel auprès des grands caïds. Le déjeuner et la musique étaient purement arabes ; mais les tapis sur lesquels on avait placé la table étaient ornés de franges, qui s'en détachaient en lignes régulières, selon un modèle spécial aux Aït-Youssi, et l'on servit comme premier plat, du lait et des dattes, ainsi qu'il est d'usage dans toute cette région de l'Atlas.

Si Mohammed nous reconduit, avec ses cavaliers, jusque fort avant dans le Saïs, là où la route de Fès cesse d'être menacée par les djeich (raids de cavalerie) des Béni-Ouaraïn, des Béni-Mtir et même des Ouled-el-Hadj, qui l'interceptent périodiquement. En revenant, nous passâmes par les B'halil, gros village à une heure de Sfrou, sur les dernières pentes du djebel Kandar. Une population de cinq à six mille habitants y vit dans de pauvres maisons en pierres ou dans les cavernes creusées dans un sol très friable ; ces habitations primitives épousent le relief du terrain, disparaissent dans les creux de rocher et c'est seulement en descendant vers le Saïs, au travers des oliviers, que l'on aperçoit, dans son ensemble, le village remontant en amphithéâtre, des deux côtés d'un vallon escarpé. Les B'halil forment, à eux seuls, un territoire distinct ; ils sont Berbères arabisés et proviennent d'une fraction empruntée naguère au Zerhoun en vue d'assurer, au dessus de la route de Sfrou, une sécurité qui laisse tellement à désirer encore. Bien que ne dépendant en aucune façon de la tribu, les B'halil relèvent actuellement du caïd el-Youssi.

Il n'y a plus que quatre petites heures de voyage pour descendre des B'Halil à Fès

Pièces jointes: 024 Vue de la ville.jpg (385.7KB)  
Options: RépondreCiter
Re: SEFROU : TEXTES CHOISIS
Envoyé par: georges-michel (Adresse IP journalisée)
Date: jeu. 11 février 2016 17:22:16

Le Comte Maurice de Périgny, consacre à Sefrou le dernier chapitre de son livre « Au Maroc, Fès la capitale du Nord » (Pierre Roger et Cie éditeurs), publié en 1917.


A 32 kilomètres au sud de Fès, Sefrou est la seule agglomération de quelque importance de toute la région. Au bout d’une longue plaine monotone, couverte de palmiers nains et d’asphodèles, ponctuée de rares buissons de jujubiers, la petite ville apparaît toute blanche dans un massif de verdure, joliment installée dans une vallée paisible et riante que domine le djebel Kandar, pointe avancée du groupe montagneux des Aït Youssi.

Son origine, qui est restée indéterminée, passe pour très ancienne. A l’époque de la venue de Moulay IdrisII, vers l’an 800 de notre ère, la tribu des Ahel Sefrou avait ses différents tchours échelonnés depuis les sources de l’Oued Aggai jusqu’à l’Oued Sebou. Ceux- ci formaient trois groupes principaux dont la ville actuelle était le centre. Le jeune souverain réussit à convertir cette tribu à l'islamisme, malgré la très vive opposition du cheikh d’Amel Atrous qui refusait d’être parjure à sa religion et qu'il fit scier en deux lorsqu’il l’eut enfin en son pouvoir. Quatre cents ans plus tard, les habitants se voyaient obligés, par des questions d’eau, d’abandonner les tchours extrêmes et se retiraient dans le groupe central, dont les maisons accolées les unes aux autres ne tardèrent pas à être entourées d’un rempart sous le règne du Sultan Moulay Sliman.

Depuis la ville ne s’est pas accrue. Placée sous le commandement du Gouverneur de Fès Djedid, elle passa sous celui du caïd Omar el-Youssi en récompense des services que celui-ci avait rendus au Maghzen dans la malheureuse expédition sur Taza contre le rogui Bou Hamara. La rivalité entre les deux fractions principales des Ait Youssi, les Aït Halli et les Ait Messaoud Ouali, lui fit connaître de rudes journées, surtout lorsque le caïd Hosein el Hallioui, ennemi du caïd Omar, vint s’établir à Sefrou et divisa la ville en deux camps. Pendant plusieurs mois la bataille se livra acharnée, de terrasse à terrasse, jusqu'à ce que le caïd Omar réussit à chasser son adversaire et à rester maître de toute la tribu. En septembre 1911, un tabor chérifien venait y tenir garnison, remplacé bientôt par les troupes françaises en mai 1912. Enfin, en septembre 1913, un arrêté viziriel organisait une commission municipale sous la présidence du Pacha nommé à la fin du mois précédent.

La population est évaluée à 7100 habitants, dont 4 150 Musulmans et 2950 Israélites. Ils sont répartis entre les deux groupes d'habitations isolés l'un de l'autre à quelques centaines de mètres : la Kalaâ, bloc de maisons renfermées dans une enceinte fortifiée coupée d’une porte unique, pittoresquement située à la sortie même de la gorge étroite par où s'écoule l’Oued Aggai, et la ville proprement dite, qui s’allonge sur les deux rives du fleuve devenu l’Oued El Youdi, séparée par une haute muraille crénelée de sa ceinture de jardins magnifiques sur lesquels cinq lourdes portes
donnent accès.

La population musulmane se compose en grande partie de chorfas, descendants du Prophète, auxquels sont venus s’adjoindre des Berbères des tribus voisines, principalement des Aït Youssi. Ce sont surtout des agriculteurs vivant du produit de leurs terres, de leurs oliviers, des plantes et des fruits de leurs jardins, tandis que le commerce est abandonné à quelques Fasis, récemment établis, et aux Israélites, entassés dans leur sombre Mellah aux rues étroites, mal pavées et toujours boueuses, bordées de maisons mal aérées où la lumière pénètre à peine. Celui-ci date du Sultan Mérinide Yacoub ben Abdelhaqq, mais déjà sous Moulay Idris des juifs habitaient le tchar Taoufer. L’origine de ces Israélites n’est pas bien précise; il en est arrivé, dit-on, d’un peu partout, mais la majorité se réclame du Tafilalet.

Leur rôle est prépondérant dans toute cette région. Ils sont, en effet, les intermédiaires indispensables des tribus insoumises de la montagne qui ne peuvent pas venir sur les marchés acheter ce dont elles ont besoin. Pour éviter aux tribus de s’aventurer dans les centres commerciaux dont l’accès leur est interdit, les Israélites de Sefrou se rendent eux-mêmes chez ces tribus. Aussi étaient-ils et sont-ils encore admis partout. Voyageant sans armes, en simples colporteurs, ils ne sont jamais molestés par les Berbères qui ont besoin d’eux et ils peuvent traverser les zones les plus dangereuses sans craindre qu'aucun mal ne leur soit fait. En outre, la plupart des juifs établis à Sefrou parlent la langue berbère et sont en relations constantes avec les gens des tribus voisines qui viennent vendre leurs produits au marché et achètent en échange les marchandises qui leur sont nécessaires dans leurs douars. Ils deviennent ainsi leur sahab, chez qui ils descendent quand ils arrivent en ville. Ils leur servent à la fois de dépositaire et de courtier, leur vendent à crédit sans se faire payer d’intérêts et souvent aussi leur avancent de l'argent, mais à des taux nettement usuraires.

Le marché a lieu le jeudi sur un bel emplacement situé à la porte de la ville, aménagé par le Service des Renseignements dont le chef dirige la municipalité, clos de murs, avec des pièces et des hangars pour mettre les marchandises à l’abri. Il est fréquenté par une foule nombreuse, variant de cinq cents à mille personnes appartenant à diverses tribus, les Aït Youssi, les Aït Tserrouchen de Sidi Ali, les Beni Alahen, les Marmoucha. On y fait pour 350 000 à 400 000 P. H. de transactions par an. On n’y vend pas moins de deux mille bœufs et de vingt mille moutons et chèvres dont une grande partie provient des tribus éloignées de la haute montagne non encore soumises. Les Ait Youssi Djebala y portent du bois de chauffage, du charbon, du bois de construction, de la laine ainsi que des tapis de haute laine tissés dans la montagne. Les perches en thuya, qui servent pour les terrasses des maisons pauvres, viennent du Sebou. On y trouve en grande quantité des poules et des œufs, du sel amené par les Beni Yazra ainsi que des objets en alfa tressés par cette tribu, couffins et nattes simples ou ornées de dessins de couleur, et des poteries fabriquées à Immouzer et à Bahlil, gros bourg très prospère situé à quelques kilomètres de Sefrou.

Les différents commerçants, musulmans et israélites, qui traitent avec les Berbères et les Arabes, sont installés en dehors du Mellah, sur la rive gauche de l’Oued el Youdi où les femmes juives occupées au lavage de leur linge et au récurage de larges bassines en cuivre jettent une note gaie et pittoresque avec leurs jupes blanches et leurs grands châles sibbani en cotonnade rouge à dessins blancs dont elles se couvrent la tête et les épaules. Protégés du soleil par des claires-voies de roseaux ou de branchages, ces souqs sont bien entretenus et constamment nettoyés. Dans leurs petites échoppes surélevées les commerçants débitent des tissus, des soieries, des cotonnades spéciales grossièrement brodées de dessins aux couleurs éclatantes qu'affectionnent les femmes berbères. Les épiciers, une soixantaine environ dont huit importants, vendent du sucre, du thé, des bougies, différentes épices, et les beqqala du savon, de l’huile, du beurre et du miel, fabriqués sur place. La farine se trouve dans des boutiques à part, de même que les fruits secs, figues, dattes et raisins. Toutes les marchandises viennent de Fès où les petits commerçants vont deux fois par semaine, le lundi et le jeudi, acheter ce dont ils ont besoin, lorsqu’ils ne chargent pas simplement des âniers d’effectuer les achats pour leur compte. Quelques-uns, toutefois, principalement les Fasis récemment établis à Sefrou, se sont occupés de constituer des stocks.

Les poids et mesures dont on se sert ici sont spéciaux et diffèrent sensiblement de ceux en usage dans la capitale. Le r'tal attari pour le sucre, le café, le thé et les épices, vaut 510 grammes environ, le r'tal beqqali pour l'huile, le savon, le beurre, les fruits secs, 955 grammes, le r'tal el guezzari pour la viande 1145 grammes et le r'tal el khaddari pour les légumes 1210 grammes, tandis que 1e r'tal fehhami pour le charbon pèse 1020 grammes. La qala est la même, soit 55 centimètres de longueur, mais la qolla pour les huiles a une contenance de 15 litres 50 et le moud, qui équivaut à Fès à 24 litres, contient ici 36 litres environ.

Toute la région avoisinante de Sefrou est merveilleusement fertile, surtout dans la large vallée qui s’étend à l’est vers le Sebou et El Menzel grâce aux nombreux ruisseaux d’eau claire et douce qui dévalent des plateaux tout proches et courent gaiement à travers d’importantes plantations d’oliviers traçant de multiples sillons lumineux sous les sombres ramages. Malheureusement le sol est souvent rocailleux et les terrains cultivables sont limités. Leur valeur est assez variable; pour les terres non défrichées on calcule de 10 à 100 P. H. l’hectare et pour celles qui sont déjà défrichées de 200 à 500 P. H.
Les propriétés sont très morcelées et les indigènes en général sont assez laborieux. Ils cultivent un peu de blé, de l'orge et surtout beaucoup de mais, dont ils font leur pain et qui donne le meilleur rendement avec deux récoltes par an. Ils plantent également du chanvre, avec lequel ils fabriquent des cordes et de la petite ficelle qu’ils vendent à Sefrou et à Fès.

On est étonné de la belle tenue des champs autour de Sefrou et de Bahlil. Il faut en rechercher la cause dans l’intérêt que porte l’indigène à ses cultures assez restreintes comme étendue et qu’il doit soigner particulièrement, mais surtout dans la fermeté du Pacha de Sefrou et du caïd de Bahlil, tous deux intelligents, actifs et énergiques, qui ne craignent pas de mettre en prison le cultivateur dont le champ serait par trop négligé.

La vigne vient très bien à Sefrou, où l’on rencontre dans les rues et dans les cours des maisons de nombreuses treilles aux pieds vigoureux, d'une grosseur peu commune, donnant d’excellents raisins noirs et blancs, et surtout à Bahlil, où elle réussit particulièrement, sur les flancs de coteaux rocailleux favorisés par une bonne exposition et une pente convenable. Elle fournit de très grosses grappes qui sont consommées comme raisins frais et raisins secs. Les gens de Bahlil en font une gelée, samet, en mélangeant les raisins avec du sucre puis en faisant bouillir. On fabrique aussi du vin, agréable au goût et de bonne qualité.

Les environs immédiats de Sefrou et des différentes kasbas échelonnées dans la vallée sont couverts d’arbres fruitiers : figuiers, abricotiers, pêchers, pruniers, quelques pommiers, merisiers et grenadiers qui fournissent un excellent bois d’ébénisterie, micocouliers dont les indigènes tirent les rebords souples et solides de leurs tamis. Les noyers, très nombreux et très droits, sont inutilisés, alors qu’ils pourraient admirablement servir à fabriquer des crosses de fusil. Les gens du pays ne se servent que de sa racine dont ils mâchent l’écorce pour se blanchir les dents. Par contre, ils savent fort habilement approprier les beaux troncs de cerisiers comme tuyaux d’adduction d’eau jetés par dessus les routes et ceux de frênes pour découper et creuser de larges plateaux d’un usage presque infini. Les mûriers viennent également bien, ce qui devrait encourager ici l’élevage du ver à soie
Quant aux oliviers, on en estime le nombre à cinquante mille dans les environs de Sefrou, dont douze mille à Sefrou même et autant à Bahlil.

Grâce à l’abondance de l’eau courante et à l’excellence des terres tout autour de la ville, la culture maraîchère a pris une grande extension. Les jardins, judicieusement irrigués, et cultivés avec soin, produisent tous les légumes qu’on peut désirer : salades, choux, navets et carottes, radis, melons et pastèques. La plupart de ces légumes, en général de bonne qualité, sont vendus à Sefrou même et très peu vont jusqu’à Fès.

Le Service des Renseignements a organisé un grand jardin fort bien tenu par un jardinier de profession, un de ces soldats territoriaux du midi de la France qui ont rendu de si appréciables services dans tous les postes du Maroc où les hasards de la mobilisation les ont amenés. Il a pu ainsi céder aux indigènes de nombreux plants d’arbres fruitiers, leur montrer comment il fallait en prendre soin, comment on faisait une greffe. Des milliers de plants de fraisiers ont été cultivés avec succès, que le Pacha et les notables de la ville sont trop heureux de se partager pour leurs jardins, par gourmandise et aussi dans l'espoir fort légitime d’un bon rendement. ]’ai encore présente à la mémoire la mimique expressive du Pacha, ployé en deux, fouillant le sol de son doigt pour expliquer plus clairement aux privilégiés réunis autour de lui les indications que le jardinier venait de lui donner pour la bonne mise en terre de ces plants.

L’Oued el Youdi, après avoir traversé la ville, passe au pied d'une belle mosquée sous un pont fort ancien et se précipite en une série de cascades au fond d’une gorge toute tapissée d’un épais gazon et de plantes verdoyantes, parsemée de bouquets d’arbres. Les indigènes ont habilement capté ses eaux avec divers petits canaux actionnant plusieurs moulins disposés par étages. C’est là, à peu près, la seule industrie qui existe à Sefrou. On compte une dizaine de ces moulins à blé, tandis qu’une dizaine de moulins à huile se trouvent disséminés à travers la ville. Une dizaine de cordiers s’occupent avec une roue en bois très rustique à fabriquer des cordes et des ficelles de toutes grosseurs avec le chanvre cultivé aux alentours. Quelques rares tisserands confectionnent des haiks et des burnous en laine assez grossiers. Les femmes juives fabriquent des petits boutons en toile qui servent à orner les caftans, tandis que les femmes berbères s'adonnent au tissage de tapis. Celles-ci ne travaillent d'ailleurs qu'une partie de l’année, car les tapis ne se font qu’au printemps à cause des plantes nécessaires à la teinture qu’on ne trouve qu’à cette époque.

Les Israélites fabriquent aussi quelques objets en cuivre pour l’usage personnel des habitants, chandeliers, lampes juives et flambeaux à plusieurs branches. Mais la seule industrie vraiment originale de Sefrou est celle des babouches d’une forme et d'une ornementation spéciales pour les femmes berbères. Une trentaine de savetiers israélites s’occupent de ce travail. D'un rouge grenat, ces babouches ont une semelle simple avec un bout rond très large et le derrière est relevé en languette ornée de petits pompons en laine rouge, blanche, jaune et bleue. Tout le bord ainsi que
celui de l'empeigne est garni d'un mince filet de cuir vert ou jaune, parfois d'un filet jaune et vert. Souvent l'empeigne est agrémentée au sommet d'une petite languette en forme de coeur. Certaines de ces babouches sont particulièrement élégantes. L'empeigne et même le derrière de la belgha sont surchargés de bouts de drap rapportés de diverses couleurs, assemblés en des dessins harmonieux et variés que marquent d'épaisses lignes brodées de fils d'or ou d'argent, au milieu et autour desquels sont semées à profusion les têtes gentiment ébouriffées de pompons de laine multicolores.

Placée sur la grande route de la moyenne et de la haute Moulouya par Tarzout et N'Gil, à l'intersection avec la nouvelle route vers le Sebou et El Menzel, Sefrou est surtout un point de passage, un point d'étapes pour les caravanes. Il ne semble pas que la petite ville puisse espérer grandir beaucoup, car elle ne possède pas assez de terrains pour attirer autour d'elle des agriculteurs, sauf pour la culture maraîchère. A part peut-être une petite huilerie, sa situation ne lui permet pas d'envisager la création de nouvelles industries. Par contre, son importance commerciale ne
manquera pas d'augmenter au fur et à mesure que le nombre des tribus soumises s'accroîtra. Car il est certain que pendant longtemps encore les Berbères continueront à affluer à Sefrou, sans pousser jusqu’à Fès. Ils y ont leurs habitudes et trouvent les commodités qu’ils désirent chez leur sahab israélite : un gîte peu coûteux, l'écoulement de leurs produits et leur approvisionnement en marchandises.

Mais, lorsque la route, déjà empierrée sur une certaine distance, sera complètement terminée et permettra aux automobiles de venir en une demi-heure de Fès à Sefrou, la pittoresque petite ville pourrait fort bien devenir une agréable station d’été. Située à 850 mètres d’altitude, elle jouit toute l'année d’un climat excellent. La température moyenne en hiver est de I0 degrés tandis qu’en été elle reste dans les parages de 30 degrés. Avec sa jolie vallée de l’Oued Aggai, ses ruisseaux murmurants, ses chemins creux, délicieux de fraîcheur, ses jardins toujours verdoyants,
délicatement teintés de rose et de blanc par les coupoles fleuries de leurs arbres fruitiers, sa vue admirable sur les lointaines montagnes bleuâtres des Beni Ouarain que domine la cime neigeuse du Bou Iblan, elle est un vrai séjour de calme et de repos. Bientôt aussi, ce joyau, pur diamant serti d’émeraudes, deviendra un point d’arrêt pour les touristes se rendant vers la haute montagne au delà de Tarzout et d’Almis ou vers les gorges du Sebou et de la riante vallée d’El Menzel, quand il leur sera permis de parcourir librement ces routes ouvertes par nos troupes glorieuses, dont nos postes avancés auront assuré la parfaite sécurité.



4 modifications. Plus récente: 09/08/18 15:14 par georges-michel.

Options: RépondreCiter
Re: SEFROU : TEXTES CHOISIS
Envoyé par: georges-michel (Adresse IP journalisée)
Date: dim. 6 mars 2016 11:10:56

SEFROU dans " LA VIE MAROCAINE ILLUSTRÉE"

Article anonyme publié dans " La Vie Marocaine Illustrée ". Journal officiel de la fédération des syndicats d'initiative et de tourisme du Maroc. Numéro consacré au Tourisme 1932.

" La KALAA-SEFROU deux grands oiseaux blancs posés dans un nid de verdure ; des coins de Saint-Cloud dans la lumière d'Afrique ; une oasis au charme prenant dans un cadre étroit de montagnes de neige et de rocs dénudés.

On connait de Sefrou ses souks, son mellah, ses ruelles, ses cascades, ses moulins, le lavoir des juifs où les notes rouges des fichus de femmes, les jaunes éclatants des bassines de cuivre, les groupes de laveuses au travail dans l'eau, dans le plein soleil, se détachent brutalement sur un fond de mur lépreux, écaillé par le temps.

C'est, plus loin, le paysage romantique du pont de bois sous lequel l'eau s'effondre, tapageuse entre les roches noires. Les initiés vont jusqu'à ses pressoirs où le jour n'entre qu'à regret, dévoré par les murs noirs de suie, où l'œil, dans la pénombre, perçoit brusquement la meule de Samson et le levier de Titan que discipline une vis à bois géante. Ses fondouks s'emplissent, aux jours de souk, d'ânes, de mulets, de chevaux. serrés, parqués dans tous les sens, tandis que les Berbères, au parler rude, aux visages mal équarris, plus brûlés et plus fouillés de rides qu'un masque de paysan de France, déambulent au marché. devant les cages étroites des boutiques où il n'y a place que pour le marchand, juif ou musulman, éternellement assis au centre d'un entassement d'étoffes ou d'épices.

Rarement on s'aventure dans quelques vastes cours sur lesquelles prennent jour les ateliers de tisserands, tableaux de petit maître hollandais qui aurait porté sa palette en pays d'Islam, pour y croquer le vieux métier de bois poli par les ans, les blancheurs des burnous et des haïks tendus sur les harpes de la trame, les bambins qui, par terre, tournent des rouets primitifs, ajoutant encore de l'intimité au ronronnement de l'atelier au travail.

Mais le visiteur pressé ne jette qu'un coup d'œil aux vieux remparts crénelés, rouges et bruns qui enjambent l'Oued sur un fond de verdure dans l'échappée d'une coulée de maisons blanches et il revient à son auto, sur la place de Bab-el-Mekkam, affectionnée des juives aux amples jupons blancs, aux foulards de soies chatoyantes, aux longs châles laineux d'Europe qui ont, malheureusement, remplacé les riches tissus des Indes et il part, ignorant la beauté des jardins de Sefrou".


-------------------------------------------

" Au hasard des chemins creux, au long desquels chante le murmure des sources innombrables, il faut se promener « dans les merveilleux jardins aux grands bois touffus dont le feuillage épais répand sur la terre une ombre impénétrable et une fraîcheur délicieuse ».
Dans la caresse du soleil de mars, les saules dénouent leur chevelure verte, les cerisiers épanouissent leurs branches en fleurs de neige, les oliviers avivent leurs feuillages argentés, les figuiers déploient des verts veloutés, les aloès, les cactus d'un bleu laiteux dressent rudement, leurs silhouettes d'apocalypse, les micocouliers, les frênes s'élancent en claire futaie, les vignes aux troncs séculaires serpentent sataniques jusqu'aux cimes.
Dans les clairières, les blés et les orges naissants s'étalent en larges nappes vertes arasées comme les hautes laines d'immenses tapis berbères.

Au flanc de terrasses ombragées, une Ville Nouvelle se développe malgré la crise économique. Cité-jardin, elle accentuera auprès de la Ville indigène le contraste qui fait le charme de ce coin du Maroc : « Un chant de France sur des harmonies d'Islam » ".

Pièces jointes: 131 Oliviers.jpg (481.9KB)  
Options: RépondreCiter
Re: SEFROU : TEXTES CHOISIS
Envoyé par: carole (Adresse IP journalisée)
Date: dim. 6 mars 2016 12:42:13

Bonjour Georges,
Quel lyrisme pour évoquer les jardins de Sefrou dans l'article du Maroc Illustré !
Dans l'article précédent de ton post du 11 février, il y a malheureusement dans les premiers paragraphes des mots qui manquent, probablement en raison d'un clavier qui n'accepte pas certains accents...
Cela peut-il être corrigé ?
Bon dimanche !

Options: RépondreCiter
Re: SEFROU : TEXTES CHOISIS
Envoyé par: georges-michel (Adresse IP journalisée)
Date: dim. 6 mars 2016 15:39:14

Merci Carole pour tes remarques ... les "fi" ne passaient pas ! '(ficelle, enfin, fin etc...). J'ai corrigé

Le problème est qu'il y a un bug depuis quelques mois sur le site et que l'on ne peut visualiser son texte avec "aperçu " avant de l'envoyer: tout est effacé ! et parfois quand j'ai fini la mise en ligne d'un texte j'ai la flemme de le relire.
En plus quand on veut le modifier il faut auparavant faire une copie du texte, car un clic sur "modifier" efface tout ... définitivement !!

Jean-Pierre est au courant mais son informaticien n'arrive pas à corriger le bug.

Options: RépondreCiter


Désolé, seuls les utilisateurs enregistrés peuvent publier dans ce forum.