Evocation du passé autour de Bou Djeloud : Le Batha, Dar Beïda, Bou Djeloud.
Date: dim. 1 février 2015 16:01:59
ÉVOCATION DU PASSÉ AUTOUR DE BOU DJELOUD: LE BATHA; DAR BEIDA, BOU DJELOUD
Marcel Bouyon, le 18 décembre 1940, dans le Progrès de Fez, propose « pour servir de conte de Noël » un article intitulé « Le Batha, Dar Beïda, Bou Djeloud ». Cet article était « la reproduction d’une note historique rédigée par le colonel de Castries et que M. Vicaire, le distingué chef du Service des Arts Indigènes a bien voulu nous communiquer ».
Initialement publié dans le Progrès de Fez, M. Bouyon a repris cet article dans « L'écho d'Oran » Le Courrier du Maroc a publié cette « évocation du passé autour de Bou Jeloud » en août 1952. Les périodes de vacances, où l'actualité est souvent réduite, sont propices à des évocations historiques !
J’ai moi-même mis en ligne sur « Anciens du Maroc » - forum réservé aux adhérents - cet article le 25 mars 2012. Je le propose aujourd’hui, sur le forum d’Adafès, ouvert à tous,à ceux qui malgré toutes ces publications n’ont pas encore pris connaissance des origines du Palais du Batha, de la Résidence de Dar Beïda et des Jardins de Bou Djeloud !
« Nos concitoyens, et tous les européens en général, connaissent peu ou mal, les origines du Palais du Batha, de la résidence de Dar Beïda et des Jardins de Boujeloud. Récemment, un touriste – il est bien excusable – demandait le plus sérieusement du monde, au guide qui lui faisait visiter le Palais du Batha : « Est-ce bien là un des fameux palais construits sous le règne du Sultan Mansour le Doré ? »
« Ces constructions sont beaucoup plus récentes. Elles ont un peu plus d'un demi siècle et nous croyons être utile en en révélant les origines et, pour ce faire, nous ferons appel au plus savant des guides : le colonel comte de Castries dont nous utiliserons la documentation.
« Les Beni Merin, avant de fonder Fès Djedid, habitèrent quelques temps la casbah de Bou Djeloud que les Almohades avaient construite pour leurs troupes, ainsi que son nom l'indique : Djennoud, pluriel de Djend : armée, troupe, déformé en Bou Djeloud et même Boujeloud.
Ce nom de Bou Djeloud s'appliqua par la suite, à la plus grande partie du terrain qui s'étend entre Fès-Djedid et Fès-Bali.
« Les Saadiens et les premiers souverains de la dynastie Alaouite, résidant peu à Fès, se contentèrent d'habiter le Dar-el-Maghzen et ne cherchèrent pas à s'agrandir vers l'est. Sous le Sultan Moulay Abdallah (1729-1757) les terrains de Bou Djeloud, cultivés comme les autres jardins de Fès, étaient la propriété en grande partie du fastueux amin Adeïel. Le sultan très avarebsupportait mal le luxe de ce « Fouquet marocain » et l’on raconte qu’il aurait peut-être hâté sa fin.
« Sidi Mohamed Ben Abdallah (1757-1790) succéda à son père et porta ses vues sur les terrains de Bou Djeloud qui avaient été constitués en « Habous » par Adeïel, au profit de la mosquée de Sidi el Feredj. Une transaction intervint et le Sultan, par voie d'échange, devint acquéreur de l'ancienne propriété Adeïel. Sidi Mohammed fit construire le pavillon E devant lequel on planta deux arbres de Judée (didia) rapportés de Moulay Boucheta, probablement au retour de l'expédition que le sultan fit contre les Cherragas en 1786. Ces arbres qui existent toujours, auraient donc, aujourd'hui, plus de 154 ans.
« Sur la porte du pavillon un médaillon en zelidjs porte l'inscription suivante, tirée de la Borda :
Quelle fortune pour nous, musulmans puisque nous trouvons en la protection du Prophète Mohamed, un pilier indestructible.
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Un sultan vertueux
« C'est à Moulay Sliman (1795-1822) fils de Sidi Mohamed, qu'est due la construction du pavillon F. Ce pieux et vertueux sultan, qui portait des pantalons rapiécés, qui avait comme chaîne de montre un méchant cordon de laine et qui se nourrissait d'un maigre couscous (Kitab el Istiqça), aimait à passer de longues heures dans le petit enclos qui est aujourd'hui complanté d'orangers.
« Rigoureux observateur du Cherâ, qui ne permet pas à un Sultan d'avoir une fortune personnelle, il cultivait de ses mains les plates-bandes de son jardin, en récoltait lui-même les fruits et les envoyait vendre en Médina par son nègre, voulant tirer de l'argent de son travail et non du Bit el Mâl. On voit encore dans le jardin le banc où Moulay Sliman se reposait et la fontaine où il lavait ses mains après avoir bêché la terre. Ce sultan avait aussi construit le pavillon M et la tradition rapporte qu'il y venait lire le Boukhari en compagnie de Sidi el Hadj el Arbi d’Ouezzan. Ce pavillon a été détruit par Moulay el Hafid
« Moulay Abderrahman (1832-1859) fit construire les pavillons G et I situés de part et d'autre de la porte d'entrée ainsi que le poste vitré K. Contrairement a une opinion courante, ce sultan n'est pas mort dans le pavillon G, mais bien à Meknès, le 28 août 1859 et fut enterré dans le mausolée de Moulay Ismail (Kitab el Istiqça).
C'est à son fils Sidi Mohamed (1859-1873) qu'est dû le pavillon D, élevé près de la noria.
« La porte d'entrée des jardins de Bou Djeloud situé entre les pavillons G et I est antérieure à sa construction ; elle fut ouverte dans l'ancien mur qui séparait, depuis longtemps Bou Djeloud en deux parties distinctes, sous le règne de Moulay el Yazid (1790-1792), en 1790-1791 comme en témoigne l'inscription suivante qu'on lit sur deux médaillons en zelidjs placée à droite et à gauche au dessus de la baie : « Combien est admirable la construction de Moulay el Yazid, le descendant des preux ».
Un lieu de réception solennel : El-Batha
« Et nous voici arrivés à une époque plus récente. Ainsi qu'on le voit, jusqu'au règne de Moulay Hassan – le grand-père du sultan actuel, Sidi Mohamed – il n'y avait à Bou Djeloud que des pavillons isolés où les sultans venaient passer les beaux jours dans un paysage plus enchanteur et plus familier que celui du Dar el Maghzen. Chaque souverain respectant les demeures de ses ascendants, se gardant de les habiter et, à défaut d'entretien, y faisaient de pieuses visites de commémoration.
« Moulay Hassan (1873-1894) conçut le projet d'étendre , jusqu'à Fès el Bali, la résidence impériale et dans ce but, il acquit aux ouleds Ben Djelloun, la partie est de Bou Djeloud appelée El Batha. Il fit élever le vaste édifice qui a conservé ce nom, pour être un lieu de réceptions solennelles. Ce fut l'amin El Hadj Abdesselem El Mokri, le père du vizir actuel qui conduisit les travaux. Quelques années après, Moulay Hassan commença le palais du Dar Beïda « B » qui fut terminé par son fils Moulay Abdelaziz.
« Le Dar el Beïda se composait alors du bâtiment B et d'un mur de clôture renfermant les parterres et les bâtiments A. Adossé au mur nord-ouest se trouvait le pavillon de Moulay sliman. On doit aussi à Moulay Hassan la construction du bâtiment isolé L situé sur la séguia.
Pour protéger le harem du Sultan
« Mais le Dar el Beïda était trop éloigné du Dar el Maghzen et les jardins de Bou Djeloud étaient trop découverts pour que le harem chérifien pût s'y rendre facilement à l'abri des regards indiscrets. C'est pourquoi Moulay Hassan fit édifier le mur S.T. qui borde l'avenue de Bou Djeloud - plus connue sous le nom d'avenue des Français -. On fermait toutes les portes (Bab Dekaken, etc …) qui donnent devant l’entrée du Dar el Maghzen, ce qui interrompait momentanément la circulation, et les femmes du sultan arrivaient invisibles à l’extrémité ouest des jardins de Bou Djeloud.
« Comme il n’y a plus aujourd’hui de Harem à se rendre du Dar el Maghzen à Dar el Beïda, le haut mur de Moulay Hassan n’a plus sa raison d’être, et, comme d’autre part, il n’a aucun caractère historique, on pourrait le déraser de quelques mètres et la vue se reposerait plus agréablement sur les jardins du Bou Djeloud.
( Je ne suis pas certain que ce dernier paragraphe fasse partie de la note historique du colonel de Castries, mais c’est probablement un ajout de Bouyon, qui a toujours été un fervent partisan de l’arasement du haut mur longeant le jardin de Bou Djeloud )
« Moulay Hafid agrandit le Dar el Beïda des deux ailes a.b.et c.d et de la façade a.c. rasant le pavillon de Moulay Sliman. La porte O est l'oeuvre du commandeur Campini. Deux médaillons en plâtre, placés de chaque côté de la baie portent l'inscription suivante : « Cet édifice a été commandé par le Prince des Croyants, notre seigneur Abd el Hafid – Dieu protège son règne – en l'année 1330 (1911-1912) ».
Une véritable armée d'ouvriers fut employée à réaliser les plans du capricieux Sultan. Les travaux furent poussés avec une grande activité et terminés, raconte la légende, en moins de 50 jours. Chaque soir, on apportait des sacs de douros pour faire la paie des ouvriers.
« Moulay Hafid entreprit également la construction de la mosquée H au sud de l'entrée de Bou Djeloud, construction resté inachevée.
Pour compléter nos renseignements sur le Bou Djeloud, nous avons cru utile de nous adresser à Si Driss el Mokri, fils de l'amin El Hadj Abdesselem el Mokri, architecte du Sultan Moulay Hassan et de ses fils Moulay Abd-el-Aziz et Moulay Hafid.
« C'est, en effet mon père, nous déclara le distingué Mothaceb de la ville de Fès, qui avait la direction et la responsabilité financière des travaux du Sultan Moulay Hassan et de ses successeurs.
Moulay Hassan avait conçu le grandiose projet de relier le Dar-el-Maghzen au mausolée de Moulay-Idriss et c'est dans cette intention qu'il avait acquis les terrains du Bou Djeloud, de Salagh, de Dar Tazi, de l'Harsat Haouët, de l'Harsat Abdesselem, le riad Merani ; c'est à dire tous les terrains et immeubles jusqu'au Mejless el baladi. Ce grand sultan mourut avant d'avoir réaliser son projet et son fils et successeur, Moulay Abdel Aziz, détruisit en partie l'oeuvre de son père tant par ses dilapidations personnelles que par ses complaisances pour un entourage sans scrupule ».
Le grand-père du sultan actuel fut un grand bâtisseur; en outre du Batha, on lui doit les palais du parc de Lala Amina et la Makina.
Le sultan du redressement
Moulay Hafid acheva le palais de Dar Beïda et ainsi que l'assure le comte de Castries, ces travaux furent poussés avec une hâte et une activité prodigieuses dont je puis aujourd'hui vous en révéler les causes : le Sultan Moulay Hafid avait été appelé « le Sultan du redressement » lorsqu'il succéda à son frère le sultan Abd-el-Aziz dans des conditions qu'il est inutile de rappeler. Pendant les premières années de son règne il y eut effectivement une tentative de redressement, mais les exigences de son entourage – les caïds du Sud, auxquels il devait son accession au trône – provoquèrent par leurs exactions, la révolte de Bou Amara et des tribus berbères. L'insolence de ces tribus dépassa toute mesure au point de venir tirer des coups de feu sur le Dar-el-Maghzen. En présence du danger qui se faisait de plus en plus menaçant chaque jour, Moulay Hafid fit appel à la France et le 21 mai 1911, le général Moinier venait, avec des colonnes de secours, débloquer Fès assiégé per les tribus révoltées
La fin d'un régime
Tous ces événements avaient convaincu Moulay Hafid de l'épuisement et de la fin d'un régime qu'il avait été impuissant à redresser et dès mars 1911 il avait envoyé à Paris, El Hadj Mohamed el Mokri pour jeter les premières bases d’un traité de protectorat qui furent examinées et discutées avec M. de Selves, alors ministre des Affaires Étrangères.
Déjà , à cette époque , Moulay Hafid envisageait « le cas où il céderait le pouvoir par faiblesse ou lassitude » et demandait au gouvernement français de lui assurer la propriété d'un certain nombre d'immeubles et notamment de Bou Djeloud où il espérait faire sa résidence personnelle avec adjonction d'une mosquée... et c'est ainsi que les menuisiers travaillant à la construction du Dar-el-Beïda, n'allant pas, à son gré, assez vite en besogne, il fit prélever dans les palais du Dar-el-Maghzen un certain nombre de portes et de matériaux.
Si Driss el Mokri précise encore : « Mon père, ainsi que je vous l’ai dit plus haut, était chargé de la direction des travaux ; le sultan venait les visiter fréquemment, il s'intéressait à tout, au coût des matériaux, à la paie et au travail des ouvriers et chaque jour et chaque semaine on lui présentait une situation de l'avancement de la construction.
Les malemines étaient payés et 2 pesetas hassanis 30 et les manoeuvres 2 billiounes. Vous trouverez peut-être ces tarifs très réduits puisque la peseta valait environ 0, 65 franc mais tout était proportion : on avait sept petits pains ou dix oeufs pour 1 billioune, la viande valait de 1 à 2 billiounes le kilogramme, suivant la qualité, un poulet de 1 à 1,5 billiounes ; quant à l’huile elle était côtés de 5 à 6 pesetas la kola de dix litres … une charge de 2 madriers ne valait pas plus de 15 à 20 pesetas ».
Depuis la signature du traité de Protectorat, l’abdication de Moulay Hafid et son départ pour l’Europe, de ce Maroc qu’il ne devait plus revoir vivant, le Dar-el-Beïda est devenu la Résidence générale de Bou Djeloud. C’est là que Moulay Hafid reçut le général Moinier venu, en mai 1911, débloquer Fès. C’est là, le 26 mai 1912, qu’il reçut l’ambassadeur Régnault en audience de congé et le général Lyautey nommé Résident Général de France au Maroc.
C'est dans cette résidence de Bou Djeloud que le général Lyautey jeta les bases du Maroc moderne, c'est là, après les opérations de la pacification qu'il venait se reposer et méditer sur les grands projets qui devaient transformer le Moghreb-el-Aqça.
C'est dans la résidence de Bou Djeloud que s'est déroulée la plus grande page de l'Histoire du Maroc."
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