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LES JARDINS DE FÈS
Envoyé par: georges-michel (Adresse IP journalisée)
Date: dim. 14 décembre 2014 10:55:47

LES JARDINS DE FÈS par PAUL ODINOT

Article de mai 1939, dans la "Dépêche de Fès", hebdomadaire de Fès et de la région nord marocaine.

J'ai déjà publié cet article sur le site des "Anciens du Maroc" [anciensdumaroc.forumactif.org] où il n'est accessible qu'aux membres inscrits au forum.



« Fas » c'est le nom le plus ancien de la déesse « Cora ». Bien avant que Tlemcen porte le nom de « Pomaria », Fès portait le nom de la déesse des fleurs.

Cora ou Coré est fille de Déméter ou Cybèle. Et nous touchons ainsi aux premiers jours de l'histoire mythologique.

Examinons un instant ce qu'était le culte de Cybèle, et vous verrez que nous ne nous éloignons pas un instant de l'Afrique du Nord, ni de « Fas ». Cybèle est étymologiquement la déesse des cavernes, dit F. Guirand, or, le Dieu le plus ancien de l'Afrique, celui qu'on adore encore, c'est Ifri qui demeure dans les grottes.

Les prêtres de Cybèle s'appelaient « galles « . Ils se flagellaient, se mutilaient en l'honneur de leur déesse.

Il faut rapprocher ces fêtes des « Corybantes » de celles des Herpins qui marchaient sur des charbons ardents en l'honneur de Flore, sœur de Pomone.

Il n'est pas douteux que les Hamatcha, les Aïssaoua, les Milianah, par leurs pratiques rituelles, les nuits du « mélange » dans les grottes, ne perpétuent ces fêtes orgiaques, fêtes agraires, rites magiques qui ont pour but de favoriser la végétation, la fécondité de la terre.

Il serait facile de prolonger cet exposé et d'établir entre le culte de Coré ou de Demètes des analogies nombreuses avec les fêtes agraires encore en pratique au Maroc.

Je ne crois pas qu'on puisse faire d'objection sérieuse à l'identification de la poupée qu'on promène dans les champs nouveaux au printemps avec Coré ou Déméter, la déesse mère.

Sans doute, il n'est guère possible de savoir où sont nées les premières civilisations, où l'on a appris à cultiver le blé, à domestiquer les animaux, mais bien des indices nous font penser que l'Eden primitif, que le jardin des Hespérides, l'intelligente Atlantide, peuvent être situées dans le Sud de l’Espagne ou le Nord du Maroc, régions qui, jadis, n'étaient pas séparées par la mer.

Alors Fès était certainement déjà une ville, et la légende que rapporte le Roudh el Kartas ne doit pas être traitée de fable à la légère.

«  Abou Ghaleb » raconte dans son histoire qu'un jour l'iman ldriss, se trouvant sur l'emplacement de la ville qu'il voulait bâtir, était occupé à en tracer les contours, lorsque arriva vers lui un vieux solitaire chrétien qui paraissait bien avoir 50 ans et qui passait sa vie en un ermitage situé non loin de cet endroit.
« Que le salut soit sur toi, dit le solitaire en s'arrêtant ; réponds, émir, que viens-tu faire entre ces deux montagnes? »
« Je viens, répondit ldriss, élever une ville où je demeurerai et où demeureront mes enfants après moi ; une ville où le Dieu très haut sera adoré, où son Livre sera lu et où l'on suivra ses lois et sa religion. »
- Si cela est, émir, j'ai une bonne nouvelle à te donner
-Qu'est-ce donc, ermite ?
- Ecoute. Le vieux solitaire chrétien, qui priait avant moi dans ces lieux et qui est mort depuis sept ans, m'a dit avoir trouvé dans le livre de la science qu'il exista ici une ville nommée Sef qui fut détruite il y a dix-sept cents ans, mais qu'un jour il viendrait un homme appartenant à la famille des Prophètes qui rebâtirait cette ville, relèverait ces établissements et y ferait revivre une population nombreuse, que cet homme se nomme Edriss ; que ses actions seraient grandes et son pouvoir célèbre, et il apporterait en ce lieu l'lslam qui y demeurait jusqu'au dernier jour
- Loué soit Dieu, je suis cet Edriss s'écria |'iman, et il commença à creuser les fondations.

A l'appui de cette version, l'auteur cite le passage d'El-Bernoussy où il est dit qu'un juif, creusant les fondements d'une maison près du camp de Ghzila, sur un lieu qui était encore, comme la plus grande partie de la ville, couvert de buissons, de chênes, de tamarins et autres arbres, trouva une idole en marbre représentent une jeune fille sur la poitrine de laquelle étaient gravés ces mots en caractères antiques: « En ce lieu consacré aujourd'hui à la prière, étaient des thermes florissants qui furent détruits après mille ans d'existence ».

Ce préambule un peu, long m'était nécessaire pour déclarer que le nom de « Fas »- «  Coré » ne fut pas choisi à la légère, mais intentionnellement pour célébrer le culte de la végétation, des fleurs, de la fécondité.

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Illustration de Th.J Delaye



Le touriste qui visite la ville et parcourt ses rues étroites et sombres sans entrer dans les Palais, ne peut avoir une idée exacte de la vie des habitants, mais celui qui quitterait Fès sans connaître ses jardins ne pourrait saisir la physionomie si particulière d'une cité prisonnière de ses vergers, de ses floraisons, de ses eaux murmurantes.

Pénétrons donc dans un de ces jardins qui forment la ceinture charmante des remparts austères.

Comment les décrire ? C'est à première vue le désordre. La végétation, les arbres poussent où ils veulent. Les rejets au pied du tronc brisé ou la où est tombé le noyau. Mais la sève est si pure, la terre si bonne, l'eau si abondante, que presque jamais il n'est nécessaire de greffer.

On trouve à Fès les plus belles fleurs et les meilleurs fruits de tous les climats,dit, dans son enthousiasme, Ben Abd el Halim.

L'Adoua d'el ‘Karaouyin produit les plus délicieuses grenades aux grains jaunes du Moghreb et les meilleures qualités de figues, raisins, pêches, coings, citrons et tous les autres fruits d'automne.

L'Adoua el Andalous donne les plus beaux fruits d'été abricots, pêches, mûres et diverses qualités de pommes, abourny, thelkby, khelkly et celles dite de Tripoli, à peau fine et dorée, qui sont douces, saines et parfumées, ni grosses, ni petites...

Les arbres plantés à Merdj Khertha, au delà de la porte de Beni Messafar produisent deux fois par an.

Du côté de Bab Therky, on moissonne quarante jours après les semailles.

Mais ce n'est pas seulement pour leur fertilité que, le Fassi aime ses jardins. Confiné dans sa maison sombre, comme il jouit avec délices de la verdure, du renouveau du printemps, dans son jardin.

« La « Nzaha », est la grande distraction des femmes et des enfants. On emporte de quoi faire la dînette, et l'on dort même sous les arbres, pendant les nuits tièdes, où le parfum s’exhalant des orangers étourdit et grise, on fait du thé qu'on parfume de violette, ou de sauge, de basilic ou de menthe fraîchement cueillis.

Depuis plusieurs années bon nombre de jardins qui se trouvaient à l'intérieur des remparts ont été saccagés, et des maisons ont pris la place des arbres, car le terrain a une grande valeur, et l'attrait de l'argent fait oublier le plaisir des jardins, dont le revenu, quoique appréciable, est inférieur à celui d'un loyer. Mais le temps est venu de protéger ce qui reste de verdure. Sans doute il est impossible d'empêcher l'extension de la ville musulmane et personne n'y songe. Mais on pourrait peut-être agrandir l'enceinte de murailles derrière laquelle les Fassis aiment à s'abriter.

On se demande pourquoi dans une ville musulmane on ne ferait pas de jardins publics comme dans les villes européennes.

Bou Jeloud est très loin, c'est d'ailleurs le parc de Fès Djdid, et du Mellah, il faut à la Médina un autre grand parc ou deux, dont l'un serait à Bab Guissa et l'autre a Bab Djenane par exemple.

Ceci fait, on pourrait facilement diriger l'extension de la ville vers la route de Taza, ou vers le chemin qui va du Borj Sud à l'aviation, ou vers la route de Meknès.

Le principe seul importe, il faut protéger les jardins. Ils méritent autant l'attention des Beaux-Arts que les monuments.

Je souhaiterais par exemple que le Syndicat d'Initiative pût disposer d'un beau verger de Fès, où les touristes auraient accès, ou l'on pourrait faire des diffas et des fêtes champêtres.

Rien n'est plus reposant, rien n'est plus agréable, que de passer quelques heures dans un verger dont le silence n'est troublé que par le murmure des ruisseaux.

L'odeur des roses ou du jasmin est plus délicate que celle des fleurs coupées. Loin du tumulte de la ville, loin des choses de ce monde, on peut se recueillir et méditer sur le contraste qu'offrent la brièveté de notre vie et la pérennité de ces arbres qui toujours renaissent à l'endroit même où d'autres fleurirent et vécurent.

Ainsi demeure le grand mythe de la mort, et de la renaissance de la terre ; sans doute on adore plus Déméter, Coré ou Flore ; mais ces déesses se sont cachées sous une autre apparence, et c'est un saint qui a pris leur place. C'est Sidi Ahmar el Khadir.

On peut le voir parfois au printemps vêtu d'une longue robe verte flottante.

N'est-ce pas Tammouz ou Attys ? ainsi entre le passé et le présent nulle distance. Le Temps n'existe pas.

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Re: LES JARDINS DE FÈS
Envoyé par: georges-michel (Adresse IP journalisée)
Date: sam. 7 février 2015 23:22:36

AUX JARDINS DE FÈS par Charles-Tristan PEHAU

"Progrès de Fez" le 1er avril 1934


Fès, subtile et dure, ville des graves théologiens, d’un luxe exquis et d’une sensualité délicate, noble surtout et dédaigneuse, couronne de pâles oliviers ou d’amandiers frêles, les jardins au pied de la montagne.

Vue du cimetière de Bab-Fetouh, qui est à peine triste sous le beau ciel du printemps, tant la neigeuse floraison des amandiers vêt d’une grâce tendre le champ des morts, où sous un soleil trop fervent, çà et là, l’olivier inscrit d’ombreuses et mobiles oasis. Fès semble se dissoudre dans les jardins.

Ils sont là tout autour de la ville, l’assiègent et l’emportent, ils se blottissent, sournois, aux pieds des remparts vétustes, les disloquent et se répètent au-delà encore. Il n’est ravin qu’ils n’envahissent, rocs où ils ne grimpent d’une ardeur inlassée, palais qu’ils n’enchantent de parfums et de verdure. Les voici au Sud où ils font disparaître l’oued dans des gouffres de nuit, les voici à l’Orient et au Septentrion aux riads exquis de nobles maisons presque jusqu’à la mosquée de Karaouiyne et par les menzehs du Douh ils regagnent bruissant allègrement de tous leurs peupliers, Bab-Djedid et l’Oued-Zitoun.

Innombrables jardins de Fès, innombrables comme son eau chantant en mille et une fontaines … jardins impériaux de Lalla Mina et de Bou jeloud ou petits bois féériques de Dar Debibagh, oliviers d’Aïn-Khémis, vergers de l’Oued Cheracher et surtout ravins de songe, ravin de Bab-Djedid … et vous jardins d’orangers de Bab Sidi Bou-Jida, et vous riads de Ras-el-Djenane, de Chérabliyne ou du Talaa et vous aussi, vous encore, minces bosquets de Bab el-Hadid qui avez de si beaux saules et pas un seul palmier ! innombrables jardins de Fès, vignes et oliviers, qui escaladez le Talagh et le Zalagh, tordus par l’éternel effort d’arracher à un sol d’ascétiques rocailles, des fruits d’allégresse et de volupté, et prolongez les jardins au flanc âpre de la montagne, câpriers qui traînez vos rameaux sur la roche calcinée et vous y épanouissez en fleurs violettes … innombrables jardins de Fès, je voudrais mais je ne puis épuiser votre nomenclature.


Riads de Fès


Si Fès est entourée de jardins et de vergers multiples et délicieux, leur verdure, pourtant toute proche, n’a pas suffi à éteindre au coeur des citadins le goût des amples visions rustiques ou des délicats décors végétaux. Déjà les émirs de Grenade et de Séville avaient enclos l’Alhambra, au Generalife ou à l’Alcazar entre les hautes murailles comme de petites oasis fleuries et parfumées, tel au Generalife le menu et charmant patio de « los cipreses ». Les palais à Fès, surtout les palais modernes comme le Batha d’Ab el-Aziz ou la merveilleuse demeure de Si Moktar Tazi comportent presque tous un de ces exquis jardins architecturaux que l’on appelle les riads.

C’est, entre deux pavillons très décorés de cèdre sculpté, de peintures violentes ou atténuées, de plâtres ciselés, de zelliges, et de très hauts murs, le plus souvent un rectangle autour d'une ou plusieurs vasques de marbre où chante sans fin l’onde captive de l’oued qui a donné son nom à la ville, des allées de zelliges ou de dess, bordées de balustrades où s'accrochent des jasmins et des roses, parfois des kiosques aux couleurs vives prêtant aux plantes grimpantes l’appui de leur enfantine et frêle architecture. Une aimable fantaisie préside à l'aménagement du riad. Pergolas et pavillons, kiosques souvent minutieusement décorés, fontaines et vasques sont disposées comme au hasard, les plantes surtout sont placées en un charmant désordre. Ne sont-ce point elles qui donnent à ces jardins artificiels de pierre, de bois et de faïence une vie contenue et gracieuse ? Le cadre qui les enferme en paraît moins raide, la plainte de l'eau semble en prendre des inflexions plus rêveuses. Bigaradiers et grenadiers, lauriers-roses, bananiers et parfois bambous, mûriers et micocouliers, cyprès et mélias, cherchent l' air et l' espace comme ils l' entendent. Seuls les orangers sont, d’aventure, soumis à la loi du quinconce que la nature rompt souvent par la mort de l’un des arbres ou par une vigueur excessive accordée à un autre.

Il n'y a de fleurs ici que les fleurs qui ont avec l'homme une familiarité millénaire, le jasmin et la rose, le chèvrefeuille ou l’iris. Les parterres sont réservés aux cent et une plantes des jardins de l'Occident mais surtout à la menthe, au basilic, à la verveine, à l'armoise ou au géranium-rosa, toutes les aromates que l'esclave va chercher dans la moiteur obscure des parterres pour parfumer le thé du maître.

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Cliché Résidence générale 1929. Jardins de la Résidence à Fès


Parlerai-je d’un riad au printemps ou à l'automne ? de celui de Dar Ben Daoud avec son bassin ombreux qui fait songer à la cour des myrtes à l’Alhambra, de celui de Si Moktar Tazi dont l’enchantement se prolonge mystérieusement au tain des multiples miroirs fixés aux murs et dont mon ami Fabulet pensa défaillir, de ceux, si vastes, de Dar Glaoui ou de Dar Ben Jelloun ? Je ne puis croire que les merveilleux firdouz de la Perse, les délicats clos de l’Afghanistan et du Cachemire puissent receler des charmes plus suaves.

Il en est un que je préfère à mille autres, bien que je ne sache pourquoi m’en ravisse à ce point la beauté. Peut-être est-ce parce que l'on y pénètre par une des plus sombres et les plus mélancoliques venelles de Fès pressée entre ces hautes murailles grises dont le peintre exquis qu’est Marcel Vicaire a, si subtilement, traduit l'espèce de majesté désespérée. Des vasques et des jets d'eau frémissent dans les allées dallées de marbre et de zelliges, bordées de myrtes amoureux et de lauriers solennels qui, cet automne n'ont plus de fleurs; des lianes volubiles d'une vigne qui portent encore quelques pampres bruns s'attachent aux tiges des arbres, se glissent entre les rameaux, retombent pêle-mêle en chaînes, en guirlandes, en festons, en bouquets. Des iris élèvent encore d’entre leurs feuilles pareilles à de longues épées d’émeraude, des fleurs d'améthyste pâle au dessin large et noble. En dehors de cette floraison il n'y a rien que des feuillages de poivriers ou d’orangers, un jeune palmier balance ses palmes naissantes mais surtout fleurissent des idées de beauté qui demandent à être cueillies. On ne peut point, pour banal qu'en soit le songe, dans cet adorable bassin central, entouré de treillages, autour de qui quatre cyprès, debout comme des esclaves, étendent leur tapis d'ombre bleue dans cet air clos mué en une liqueur de parfum, ne pas imaginer le bain de quelque sultane.
« Le rossignol se lamente et dit :
« Qui fera tomber le voile de la rose » (Hafiz).

La faïence et le marbre sont tièdes et doux sous les pieds nus. À travers la masse mouvante des ramures filtre une amollissante clarté, parfois au souffle timide d'une brise tombe une chaude flaque de lumière. Le rude Hippolyte ne pourrait plus aujourd'hui dans cette atmosphère trop tendre fuir Phèdre. Que ne paraissent point ici des paons, ces bêtes de légendes et d' orgueil que l'on retrouve errantes jusqu'aux bosquets de l’Iran, je m'étonne. Comment dans ce riad paradisiaque, me connaîtrai-je homme et misérable ? Autour de moi les marguerites, humbles ailleurs, s’érigent en arbustes, les géraniums s’épandent en monstrueux buissons. Décor fragile certes et d'un bien-être purement sensuel, mais je ne peux y attarder ma pensée. Cette eau du bassin aux premières ombres du crépuscule prend une étonnante teinte de nacre. Cet éclat immobile, l’or mourant qui s’agrippe aux feuillages, tout a l’accent d'une vague et irrésistible volupté. Je suis plus qu’à demi vaincu par tant d' enchantements et comme Hercule, un instant au jardin des Hespérides, je défaille et m’abandonne. Il serait doux aussi de limiter mon horizon à boire de ces vins capiteux du Lemta et du Zerhoun que des Juifs préparent avec un art savant, à étreindre des femmes délicates sous les branchages, à réciter les élégantes mais grêles poésies de Khayan ou d’El Andalousyi, à déposer la surnature que me fait espérer mon hérédite d'occidental pour m’accepter, chétif dans ma pauvre réalité ainsi que font les musulmans que ne soulèvent point les hérésies mystiques et pour le reste, comme eux me confier au Très Clément !

Il y a malgré tout trop de fadeur dans cette rêverie et pour s’être, jusqu'aux moelles, livrés a elle tant de Fassis trainent en dehors des sens, une vie inerte et bien peu humaine. La pâmoison du riad ne demande à être accepté que dans le rythme de ces alternances dont Montherlant, qui ne s’est point laisser vaincre à l’Orient, s’est fait l’indolent, le persuasif et le fougueux apologiste. Le soir a beau multiplier partout les poudroiements d’or, je m'évade du riad et retourne à moi-même tandis que, dans le déclin exquis de la lumière crépusculaire, tremble déjà au ciel une délicate semence d’étoiles.

L'amour passionné des jardins a été à Fès, la folie de maints sultans. L’austère Moulay Hassan lui-même venait souvent se reposer dans son si séduisant pavillon de Bou Jeloud, jeté comme un pont voluptueux sur un canal dérivé de l’oued. Il s'isolait parfois les vendredis dans un kiosque aujourd'hui délabré de l’arsat du palais de Fès-Djedid où nous-mêmes avons pu passer en compagnie de jeunes lettrés fassis et d'aimables musiciens, grâce à la complaisance rémunérée de quelques gardiens du Dar el Maghzen, des nuits d' été incomparablement calmes et fraîches. Ces arsats sont, au Maroc, à la fois des plantations de rapport et des jardins d'agrément. Orangers et citronniers les piquent de leurs boules d’or, les grenadiers y allument leurs rouges lanternes ; oliviers et figuiers sont peuplés de chants d’oiseaux. Que faut-il de plus pour composer un cadre aux farniente ? Des vignes s' enlacent à des treillages. Entre les arbres poussent des tomates ou des aubergines, des courgettes ou des piments. Madame de Noailles aimerait ces arsats familières et sans prétention. Du pavillon rouge et bleu jonché de paille, d’où s’échappe souvent le gai concert nocturne des voix et des instruments, Moulay Hassan aimait la rustique et jardinière ambiance. Il se plaisait à venir y méditer avant de présider la prière à la proche mosquée des Alaouites, se nourrissant ces vendredis là, comme le dernier de ses sujets, d'une simple galette de farine. Aziz affectionnait plutôt la merveille des jardins du Batha qui dépendent aujourd'hui du Musée ou de la Résidence. Aimable décor fait à l'image de l’âme légère et frivole du maître qui s’y alanguissait chaque jour un peu plus. La beauté en est incomparable au Printemps quand, des grands arbres de Judée, tombe sur les terre-pleins et les allées de faïence verte, une neige zinzoline ou pourpre. Dans un riad écarté de ce palais sur les dalles de marbre et les supports de zellige, le maréchal Lyautey souvent quand il venait à Fès, tenait son Conseil de Gouvernement.

Ce n'est pas sans mélancolie que nous avons re-parcouru ces lieux des fastes abolis à la veille d'écrire ces lignes, ni que nous avons salué une fois de plus, graves émigrés de l'État froid, quelques sapins souffreteux que, par un caprice doux à sa nostalgie de la province natale, la maréchale y avait introduit au milieu des essences du Moghreb. Il n'est pas jusqu’à Moulay Hassan qui ne s'apaisa de ses rages envieuses dans le parc de Bou Jeloud, à la voix sonore des grandes roues élévatrices à palette qui semblent à Fès comme la cantilène grinçante des jardins.

Si à l’insidieuse complainte et au murmure des innombrables fontaines est lié pour nous le charme qui nous retient à Fès, ce n'est certes pas que nous voulions y fixer, c’est à dire y limiter nos inquiétudes. Nous ne glissons point à ce suprême égarement ni à la honteuse torpeur qui a englouti ici trop d'occidentaux dans un Islam de fantaisie. Bien au contraire au lieu de ces chimères sirupeuses, marche de la civilisation et d'une civilisation dès le temps des conseillers de Moulay Idriss qui fondèrent la ville où l'Occident se mêle à l’Orient, le souvenir de Rome à celui de Bagdad, à la lisière de la « barbarie » berbère, Fès, dont les agents italiens écrivaient au XVIe siècle qu’elle était « castillanisée », évoque étrangement en nous, comme en Pierre Champion au terme de sa parfaite étude sur elle, le souvenir de la Florence du Quattrocento. N'aurait-elle pas, elle aussi, le droit de sourire dans ses jardins comme Florence aux Cassines et au parc Boboli ? Les Fassis sont des voluptueux, nous enseignent leurs jardins, mais la volupté s’exacerbe à savoir qu’elle est follement enviée et convoitée. Il n'y a, au fond, nous disent les jardins de Fès, de digne d’être conservé que ce qui requiert une perpétuelle défense.

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