Date: sam. 1 février 2014 14:09:58
LA BRANOMA: Brasseries du Nord Marocain
A propos de la grande brasserie connue de tous les fasis.
La première partie est un article de Michel Kamm de juin 1951. La brasserie venait d'ouvrir route de Sefrou: il s'agissait d'une filiale de la Société des Brasseries et Glacières internationales (SBGI) créée , elle, en 1919. La Branoma est constituée le 29 décembre 1947, La mise en route, après construction des installations industrielles intervient en 1951.
Le deuxième article de Christian Houillion, en mars 1953, prend place dans son étude sur les grandes industries de Fès.
«La Brasserie » qui va rayonner sur tout le Nord et l'Oriental
( article de Michel Kamm, le Courrier du Maroc 19 juin 1951)
Dédiée à quelques-uns de nos concitoyens qui ne voient que les ombres d'une situation, en se bouchant les yeux pour ne pas voir les bons côtés, cette information à la vérité, rien moins que prématurée, va peut-être apporter quelques raisons supplémentaires à un acte de foi dans la cité.
La grande brasserie, très moderne, qui dresse désormais ses hautes structures à gauche de la route de Sefrou, au bord de l'oued Mahrès, fabrique déjà de la bière, de la bière de Fès, depuis près de deux mois, et à la période des tâtonnements et essais succède maintenant celle extensive, de la production et de la conquête des clientèles ; on verra par ce qui suit, que cette industrie nouvelle mérite de gagner la plus large place, aussi bien sa constitution en société autonome « Brasseries du Nord Marocain » (Branoma)*, au capital de 200 millions avec deux usines : Fès et Meknès, qui la détache de fait, de la société créatrice « La Cigogne » dont elle conserve la marque, lui permet-elle de s'assurer le marché dans le rayon de Fès, Ouezzane, Meknès, Tafilalet, le Maroc oriental et sans doute, plus tard, celle du Maroc espagnol, vers Melilla.
* Branoma : Président du conseil d'administration : Louis Sicot. Administrateur délégué : Henri Faivre. Directeurs : Pierre Gatty, Edmond Meyer. 170 cadres et ouvriers
La société des Brasseries du Nord Marocain fait par ailleurs partie d'un groupe très puissant qui, tant en Europe qu'en Afrique, associe des brasseries importantes, en tout une douzaine d'Abidjan à Douala (de l'Ouest africain), Brasseries de l'Indochine et autres grandes industries d'Alsace et de l'Est.
M. Edmond Meyer, venant de Marrakech, où il dirigeait l'affaire depuis 1947, après avoir été avant-guerre, pour la même firme à Dakar, en est le directeur commercial, et c'est lui qui, aimablement a bien voulu nous communiquer ces renseignements de base, tandis que M. Gatty, directeur technique nous montrait les miracles mécaniques de cette usine « up to date ».
Avec ces messieurs, des techniciens venus en droite ligne des plus grandes brasseries de l'Est, dirigent les compartiments techniques de la fabrication : M. Wolfensberger, chef de l'entretien, monteur et spécialiste de la machinerie ; M. Rémy, chef de fabrication, de l'école de Brasserie de Nancy, et M. de Frada lui aussi de l'école de Brasserie de Nancy.
C'est qu'il en faut des techniciens et des vrais pour faire tourner une usine, un appareillage dont le matériel spécial a coûté cinq cent cinquante millions ( et je ne parle pas des bâtiments) dont la salle des transformateurs prend du courant à 5 500 volts pour le réduire à 220 volts ; et dont les chaudières couvrent 240 mètres carrés, sur une surface totale de l'usine de quatorze mille mètres carrés.
Pour diriger enfin quelques cent vingt collaborateurs et ouvriers parmi lesquels le plus grand nombre recruté à Fès a du faire dans ce métier nouveau, un total apprentissage, et qui rapportent rien qu'en salaires, à l'économie de la cité quelque vingt millions annuels et aux caisses de l'État environ dix millions de taxes diverses.
Quelle est votre production actuelle, ai-je demandé à M. Meyer et vos perspectives d'extension ?
Nous pouvons fabriquer cette première année soixante mille hectolitres, on pourra l'année prochaine au gré de l'agrandissement prévu arriver à 75 000, puis au fur et à mesure de l'achèvement du programme total de nos caves et magasin de stockage, à 90, 95 et même cent mille hectolitres.
A titre de comparaison la Brasserie La Cigogne à Casablanca produit 250 000 hectolitres.
Notre matériel de transport et camionnage est notre propriété à Fès.
Et pour l'orge ? Demandons-nous, car cela intéresse la production locale. Pour l'orge maltée tout vient du Maroc , de Casablanca en ce qui concerne la bière ordinaire. Pour la Stork, il ya dedans 20% d'orge d'Europe.
J'ai vu ce malt dans les hauts étages du gratte ciel, avant qu'il ne soit écrasé, moulu, tamisé : il s'agit, on le sait, d'orge germée à une température voulue, puis débarrassée de son germe, ensuite grillée.
Il y aura un intérêt évident pour notre production locale, à ce que cette orge soit plus tard maltée ici, mais ceci est une autre histoire qui intéresse la fabrication elle-même, opération de véritable cuisine, impliquant la présence de houblon combien coûteux: 1700 francs le kilo.
S'il est facile d'assimiler des renseignements sur la production et apprendre par exemple que 300 brassins annuels de 3 500 kilogrammes d'orge maltée consommant en gros quelques 10 500 quintaux d'orge maltée (il faut compter 25% de plus pour totaliser les besoins en orge brute de production marocaine) exigent 600 tonnes de charbon de Djerada, quinze mille mètres cubes d'eau de la ville et un million de kilowatts de la Compagnie Fasi, bien autre chose est de s'y reconnaître dans les arcanes de ces énormes bâtiments à cinq planchers qui alignent des caves réfrigérantes aux terrasses brûlantes sous le chergui, des batteries d'appareils étranges, où la chaudronnerie de cuivre dispute d'éclat reluisant avec les étonnants alambics et les transformateurs hallucinants qui domestiquent les volts et les kilowatts.
Le visiteur ainsi balancé de salle froide en salle chaude, de la fermentation au laboratoire où cuit la « soupe » à 101 degrés dans des soupières géantes contenant 200 hectolitres, et qui se retrouve dehors, tout ahuri, mais soulagé de ne pas avoir été mélangé, filtré ou abandonné tout vif dans les énormes compresseurs à air ou à glace, ou encore pompé avec la saumure dans les cuves à deux degrés, contemple de loin ces engins apocalyptiques qui évoquent des compartiments de sous-marin, je veux parler des grosses cuves de 250 hectolitres chacune, en acier vitrifié, où des hublots laissent apercevoir la vivante fermentation (il y a comme ça 60 de ces énormes tanks, qui ont coûté près d'un million et demi chacun).
Aussi bien que de décrire tant de machines qui déroutent l'imagination, et de salles, de caves, de cellules, de compartiments et d'automates, suivez avec moi le guide qui expose bien mieux le processus de cette fabrication dont l'opération totale s'appelle « Brassin » et qui peut être le meilleur guide que M. Gatty, technicien de la Brasserie depuis un quart de siècle et qui est venu directement du Nord (de Saint-Amand-les-Eaux) pour monter il y a deux ans l'usine de Fès.
Nous apprendrons ainsi de façon incidente, qu'une partie du matériel neuf vient de la fameuse brasserie de Maxéville.
Donc, dans le haut édifice qui domine la rive de l'Oued Mahrès, et en partant du sommet, cette terrasse ensoleilée (oh combien!) dont je vous parlais tout à l'heure, l'orge maltée, l'escourgeon, stockés dans les silos, descend au fur et à mesure des besoins : 35 quintaux par brassin au moulin où elle est écrasée, moulue en farine, puis glisse dans le magnifique laboratoire, disons plutôt une cuisine où les énormes poussières soupières la cuisent à 101 degrés pour la transformation de l'amidon en sucre, opération qui s'appelle la « saccharification ».
Le filtrage qui s'en suit a pour premier objet de séparer les résidus et en premier lieu la drèche.
Celle-ci recueillie dans les panneaux de toile fournit donc presque journellement trois tonnes et demi de ce résidu, si connu et apprécié en France pour l'alimentation du bétail, et qui apporte désormais à Fès la matière et qui apporte ainsi désormais à Fès une matière, à la fois riche et peu coûteuse, en faveur de notre élevage, notamment pour les vaches à lait.
La drèche écartée, le jus sucré provenant de la « soupe »est un moût qui est cuit pour stérilisation et passe ensuite au « houblonnage », il faut 300 à 400 grammes de ce précieux houblon, provenant de Tchéchoslovaquie que pour donner goût et arôme, à un hectolitre de moût.
Avec cette addition de houblon se produit le collage qui donne le « tranché » de la bière, ensuite le liquide bouillant est pompé sur un bac refroidisseur et y laisse son dépôt ; et c'est alors la mise en levain du liquide refroidi et son passage (pour huit ou quinze jours) dans les grosse cuves, les tanks de métal vitrifié de 250 hectos chacune, où l'on pourra suivre par un hublot la fermentation.
Là se fait la récupération du gaz carbonique, qui mis en bouteille, servira à la fabrication du Judor, et à la fourniture aux cafés pour leur soutirage.
Cette opération de fermentation « principale » est suivie par une mise en cave où la fermentation à basse température, sous pression, a pour but l'incorporation à la bière du gaz sous pression, qui la rend mousseuse.
Et c'est enfin, après filtration, et après un mois et demi de cave la mise en fûts ou en bouteilles « Stork » dont on suit avec émerveillement la mécanisation ultra-moderne évoquant le monde futur et l'automatisation des robots : tapis roulants, chaînes de lavage ou de remplissage, tubes injecteurs, capsulage, tout cet étonnant appareillage emplissant 4 000 bouteilles à l'heure ! (Le Judor qui est produit dans une salle adjacente, sort à raison de 1 200 bouteilles à l'heure, la matière première : 1500 tonnes d'orange pressées vient de Port-Lyautey)
Et maintenant ? me direz vous, avez vous goûté la bière, et quelle impression ? Ma foi, je fais confiance à l'eau de Fès, dont la qualité, la limpidité, la nature magnésienne, a fait choisir cette ville préalablement à tout autre, mais surtout confiance aux bons techniciens qui ont été choisis pour créer de toutes pièces cette industrie, en raison de leur expérience professionnelle, de leur spéciaisation.
Déjà depuis quelques jours, et en considérant que le premier « brassin » de la bière de Fès n'est sorti qu'en avril, la qualité, le bouquet devrais-je dire, de notre bière est très amélioré, le goût un peu amer disparaît progressivement, le liquide devient riche, plus mousseux et coloré, et foi d'homme du Nord, je le déclare excellent.
LA BRANOMA
La bière de Ramsès est devenue la nôtre
(article de Christian Houillion, dans la série « A la découverte des grandes industries fassies, en mars 1953).
N'est-il pas vrai que pour nombre d'entre nous le seul terme de bière évoque les pays du Nord de l'Europe, les grandes brasseries scintillantes de mille lumières, la corpulence de bons gros belges à l'accent savoureux, le tintement des verres multiformes dans les salles enfumées des auberges alsaciennes, allemandes ou néerlandaises. La mousse même de la bière évoque une corpulence qui n'est pas le propre des peuples méditerranéens. Et pourtant, l'histoire nous démontre que les Méditerranéens furent les inventeurs de la première bière et les premiers consommateurs.
Un peu d'histoire
Il faut remonter jusqu'aux Égyptiens de l'an 1700 avant Jésus-Christ environ, pour découvrir le premier « demi » ? Sur les images décrites qui nous le révèlent est inscrite à peu près toute l'histoire de la fabrication de la bière : point de départ pharaonique : les céréales, le vase à fermentation et jusqu'à une gente dame qui, quelque peu grisée par ce nectar rend très négligemment à la terre le produit que les fellahs avaient préparé. Comme pour tant d'autres produits, l'histoire fut pour la bière que l'on appelait « zuthum » un perpétuel recommencement : d'Égypte en Grèce, et le père de l'Histoire Hérodote parle aussi bien du « zythos » que de la plante qui porte de la laine ; de la Grèce aux Romains, des Romains à la Gaulle et de la Gaulle à tout le Nord de l'Europe.
Tradition
La Branoma n'est donc pas dépaysée sur la terre africaine et si la blancheur immaculée de ses murs contraste avec le gris terne et triste des bâtiments de ses « sœurs » occidentales, c'est peut-être une manière à elle de dire sa joie de se retrouver sur un sol traditionnellement voué à la fabrication.
Qui dit céréales et vignobles dit bière et vin : voilà très schématiquement et audacieusement résumé l'histoire des deux grands concurrents qui se disputent le palais des hommes du XX ième siècle.
A vrai dire la bière que nous offre la Branoma n'est pas exactement celle que burent Ramsès, Domitien et Clovis. De leur temps les céréales fermentées étaient aromatisées avec quelques épices, gingembre ou genévrier. Depuis le XX ième siècle, ce rôle d'aromate a été dévolu à l'orge. Nous connaissons tous le goût de la bière fassie. Que valait celui de la bière d'antan, Martin Luther nous le dit à peu près dans ses « Propos de table »
« Un savant ayant déclaré à la cour de l'électeur de Saxe que Tacite appelait les anciens des « buveurs sans vergogne », il se trouva un noble qui demanda depuis quand ces lignes de Tacite avaient été écrites. Depuis quinze cents ans environ, fut-il répondu. Oh, s'écria alors le noble personnage, si l'habitude de boire ainsi à force de la bière est aussi ancienne et aussi vénérable, il est certes de notre devoir de ne pas la laisser tomber en désuétude » Ce qui laisse à penser que la bière de ce temps là n'était pas sans saveur !
Un grand domaine
En fait la Branoma quoique de création relativement récente (cf texte précédent) avait eu une à Fès même une mère. Des entrepôts existaient depuis 1925 et plus tard fut créée une usine installée boulevard Poeymirau. Depuis la Branoma a pris naissance et construit cet admirable ensemble proche de la route de Sefrou et qui est équipé d'un matériel ultra-moderne.
Cette importance se traduit d'ailleurs par le rayonnement de l'usine de Fès : tout le Nord du Maroc
d'Oujda à Meknès compris et suivant une ligne Ouezzane, PetitJean, Khénifra, Goulmima est son domaine. Incursion même au Maroc espagnol à Melilla. Ce sont donc des milliers de litres de bière mais aussi de Judor et de limonades qui sont déverséssur ces régions au gré de leurs habitants.
Grosse mangeuse
Ainsi l'activité de la Branoma s'exerce -t-elle dans un double domaine et présente-t-elle pour la l'économie de la région un intérêt primordial puisqu'elle contribue à absorber un tonnage énorme de céréales et d'agrumes. 90% de l'orge utilisée par la Branoma est marocaine (les 10% restants viennent de France et l'an dernier 12 000 quintaux d'orge ont été employés dans la fabrication de la bière.
D'autre part la fabrication de Judor a absorbé l'an dernier 2 000 tonne d'oranges : ces tonnages d'agrumes et de céréales ne sont donc pas pour laisser indifférents les agriculteurs de la région qui sont les principaux fournisseurs.
Bière et jus de fruit
Que deviennent ces matières premières après leur passage dans cette immense usine : Stork, Stork spéciale, bière la Cigogne, Judor et limonades. Enfin dans quelques semaines à l'approche des jours chauds, fera son apparition sur le marché un nouveau venu : Domino, le soda-maison qui est d'ailleurs en vente depuis bientôt un an mais ne sera baptisé qu'à la veille de son premier anniversaire et nous fera goûter le double arôme du citron et de la mandarine.
Contrat avec le soleil
S'ils passent annuellement des contrats avec leurs principaux fournisseurs de matières premières, il est un personnage que les dirigeants de la Cigogne essaient de faire entrer dans leurs vues : c'est le Dieu du soleil. Ils tentent de le convaincre avec force arguments ( mais lesquels sont valables à ce personnage céleste ? …) de la nécessité de mettre un frein au froid et à la pluie et d'illuminer d'un soleil radieux tout le Nord marocain. Geste aimable à l'intention de tous les habitants de ces régions et qui le serait tout à fait s'il n'y avait avec le Dieu du soleil une clause secrète stipulant que la satisfaction de la Branoma serait grande aux alentours de 30 degrés, que les 40 la combleraient ; à partir de 50 il y aurait j'imagine un va et vient permanent entre la demeure du Dieu soleil et les entrepôts de la Cigogne !
Outre les boissons, la Branoma fabrique aussi la glace qui nous est nécessaire et doit fournir à la ville 100 tonnes par jour. Cette glace servira à rafraîchir les 200 000 bouteilles de bière et les 50 000 bouteilles de boissons gazeuses qui peuvent être produites quotidiennement : on peut penser que par les beaux jours ce total est souvent atteint.
Enfin, sous-produit de l'orge, la drèche est utilisée pour l'alimentation du bétail : il est prouvé scientifiquement que son utilisation entraîne une augmentation de lactation de 15% environ.
Brillant élément d'une famille de brasseries dont la puissance est considérable, la Branoma client précieux de l'agriculture de la région est sans doute l'entreprise fassie dont nous pouvons le plus aisément connaître l'essor : suivons les courbes de la température et nous pourrons tracer en parallèle celle des ventes ! C'est à dire que l'on passe au gré des saisons du « modérato » à
l' « allegro », lequel accentué par une organisation des ventes qui innove audacieusement vaut à la Branoma de brasser, d'une année sur l'autre plus d'orge, et de presser plus de citrons, de mandarines et d'oranges.
La visite de la Branoma était un grand classique pour les différentes associations ou groupements de Fès. Je me souviens d'une visite faite avec les Éclaireurs unionistes de Fès ; c'était une occasion de boire frais ! du Judor pour les plus jeunes, une Storck pour les chefs ! dans des verres gravés « A la Cigogne ». La dégustation était le moment choisi par le guide de la visite pour nous faire un exposé sur l'histoire de la bière et de ses vertus thérapeutiques … auxquelles tout le monde ne demande qu'à croire … certains plus que d'autres au point d'être des adeptes de l'auto-médication. Nous apprenions aussi que le Judor était un jus d'orange authentique, presque pur et non concentré. Chaque flacon, au désign original, contenait le jus complet d'une orange de 165 grammes environ simplement additionné de gaz carbonisé et de sucre naturel.
À la nôtre !!
( A suivre Les Frigorifiques de Fès)
1 modifications. Plus récente: 01/02/14 14:12 par georges-michel.