Re: Fondation de la ville nouvelle
Envoyé par:
georges-michel (Adresse IP journalisée)
Date: mar. 6 juillet 2010 00:33:08
En fouillant dans mes archives j'ai retrouvé des articles de Michel KAMM,père,journaliste au Courrier du Maroc, publiés en août 1945 et intitulés "Mon Village".
KAMM nous donne sa vision, assez décapante, sur l'évolution -si l'on peut employer ce terme!- de l'urbanisme à Fès dans la période de guerre.
L'image d'un développement harmonieux et linéaire des villes selon les principes "lyautéens" en prend un coup et l'on peut voir que les réalités locales, économiques et politiques modulent la doctrine officielle.
Ce commentaire atypique à cette époque où l'on avait tendance à louer l'oeuvre de nos urbanistes m'a paru intéressant et je vous le communique in-extenso
Voici l'article:
" Ah certes, ce n'est pas le village de chez nous, avec son cadre ancien, ses vieilles maisons, ses pignons moussus, la vieille paroisse millénaire où nos anciens se succédèrent dans la vie souvent paisible et monotone, quelques fois triste et toujours en grisaille couleur du temps; ce village d'ici est à vrai dire plutôt une ville « la ville nouvelle » dit-on pompeusement mais à parler franc, à part certains îlots, au reste inachevés, elle manque de cette harmonie, de cette plénitude qui fait d'un humble bourg de chez nous, quelque chose de solide et de complet.
Car la ville nouvelle de Fès, faubourg vaste et bien découpé de la vrai cité qui est la médina, n'a encore réellement ni sa vie propre, ni sa forme définitive, ni même l'aspect achevé d'une ville.
Il faudrait ici un long développement pour expliquer ce que les plus élémentaires constatations font apparaître: elle a, cette ville nouvelle, le siège des administrations locales, mais que justifie seulement, pour leur importance, la Médina énorme et peuplée à administrer.
Elle a les garages de transport et la gare ferroviaire, mais ce rôle de plaque tournante, ne vaut que par les commodités d'accès, car la clientèle principale vient de Boujeloud et si un jour des aménagements nouveaux « ouvraient » mieux les abords de la vieille ville, on peut croire que s'en suivra des déplacements commerciaux.
Elle a apparemment l'activité la plus solide, le commerce, l'entrepôt et la vente de la production agricole qui est ici riche et diverse, mais c'est bien pourquoi mon village est surtout un centre rural.
Boutades! me direz-vous, peut-être car au demeurant j'ai le plus grand espoir dans l'avenir de ce village à gratte-ciels et de l'ensemble de Fès, et il y a ce qu'il faut céans pour faire du beau, du neuf et du solide et faire prospérer la Capitale du Nord de Bab Khoukha jusqu'à la place de l'Atlas.
Mais, à vrai dire, alors que nous voici au jour V, on peut faire un tour d'horizon en même temps qu'un examen de conscience et un bilan pour aiguiller des projets de temps de paix et rappeler aux édiles et aux consulaires que le temps est passé où il faisait si bon dormir sous couvert d'impossibilités matérielles: manque de ciment, manque de pneus, manque d'essence etc...
A ce point de vue, il n'est que se promener en médina pour prendre la juste mesure de beaucoup de mollesse et d'abandons: oui, dans ces quatre années où il y eut tant de difficultés, de carences, voire même d'impossibilités, des quartiers entiers se sont construits, en largeur, en hauteur, que l'on est stupéfait de contempler aujourd'hui en bordure des remparts.
Sur ce qui étaient des terrains vagues, des « zébalas », des monceaux de détritus à Ras Kolea, Tamdert, Zenzfour, à l'Emtyine et a Bab Guissa, de hauts immeubles se dressent par rues entières.
Le mystère me direz-vous est inexplicable: où ces bâtisseurs ont-ils eu le ciment et la brique, la vitre et les poignées de portes, la plomberie, la tuyauterie et la charpente?
Le fait est qu'ils l'ont trouvé, que n'en avons-nous fait autant, au lieu de regarder monter l'unique bâtisse, du reste encore et toujours inachevée au boulevard du 4ème tirailleurs.
Car, à vrai dire, ce qui fait de notre ville nouvelle un village, c'est qu'arrêtée tout net dans sa croissance à la guerre, elle montre par cent aspects piteux, l'apparence même et la servitude très lourde, de la croissance arrêtée, de l'inachevé, du « boiteux».
Regardez plutôt son ridicule marché neuf, voyez sur sa place principale, carrefour Clémenceau, tel grand café à simple rez-de-chaussée et sur sa rue du marché, en plein centre, ses immeubles, par pâtés, sans étage. On se croirait dans un centre des confins militaires: Bou Denib ou Ksar es Souk et l'on cherche dans les boutiques les commerçants qui achètent des dattes et refilent aux légionnaires ou aux tirailleurs des lacets de souliers et du papier à lettres !
Remontez le boulevard Poeymirau si animé et si vivant avec sa foule des heures méridiennes, foule affairée, anonyme des grandes cités, remontez ce boulevard et pas beaucoup plus loin que l'horloge (toujours arrêtée!), pas beaucoup plus loin que le Roi de la Bière, ou la CTM, vous tombez dans les rez-de-chaussée aveugles, dans les échoppes de souk ou les villas de style colonial, en tout cas dans le suburbain et la zone de silence.
Pour aller d'un quartier à l'autre, par exemple au lotissement de l'hippodrome, vous aurez à faire une promenade agreste dans un vaste champ d'orge et votre admiration pourra rebondir sur les vilaines baraques en bois proches des Travaux Publics. Et je ne parlerai pas des troupeaux qui transhument entre l'Urbaine, la Gare et la Gendarmerie, certes il s'agit ici du « quartier de Résidence » assez coquet mais parfaitement bâtard, mais était-il besoin d'y adjoindre le bucolique?
On a fait des plans superbes pour l'aménagement des abords du parc de Chambrun, pour l'implantation de l'Hôtel de la région et de l'état-major en haut de l'avenue de France, pour la construction d'un lycée de jeunes filles. Qu'a-t-on réalisé de tout cela ? Rien et nous en sommes toujours au bidonville et les anciens locaux de la voie de 60 demeurent dressés vingt ans après qu'eut circulé la dernière draisine.
Les Administrateurs se suivent tous pleins de bonne volonté, l'un après l'autre joue la règle du jeu: plans, projets, entassements de chiffres budgétaires, harmonieuse politique d'égards et de courtoisie avec les trois conseils municipaux, politique de souplesse disciplinée devant les priorités militaires et de résignation méritoire devant le manque de matériaux.
Mais est-ce pour cela que nous payons de si lourds impôts et patentes? Est-ce pour cela tout cet état-major d'architectes, dessinateurs, juristes, jardiniers, paysagistes et comptables experts?
Nous voilà devant la paix et l'on ne peut dire qu'elle a « éclaté » comme les hostilités car nous l'avons attendue assez longtemps et qu'a-t-on prévu pour la plus simple chose du monde, qui est par exemple le retour à la desserte normale des autobus de l'Atlas à Boujeloud?
Il est pourtant plus que temps de faire quelque chose: je n'irais pas jusqu'à dire qu'il faille lancer tout de suite pour cette année la Foire de l'Artisanat car déjà sur cette matière à Rabat, qui n'est pas la capitale des artisans (car cela se saurait) vient de nous ravir l'initiative et puis certains sommeils sont si respectables, si fragiles qu'on a peur en réveillant les dormeurs de les voir tomber en poussière!
Mais de ces gens et de ces choses vétustes et fatigués, de certains fonctionnaires timorés (père garde-toi à droite! père garde-toi à gauche!) nous voudrions bien voir la fin, avec l'honorable retraite.
Pour finir ce village, combler les trous, édifier des étages, organiser du neuf, attirer et centraliser la production il ferait besoin d'une nouvelle équipe à la Lyautey, la trouvera-t-on dans la génération de la Résurrection française, du Rhin-Danube?"
Il y aura une suite....dès que j'aurai le temps !! mais que cela ne vous empêche pas de commenter ou de faire part de vos souvenirs d'époque.