Date: dim. 31 janvier 2016 22:26:28
AVANT DE FERMER LA DERNIÈRE PAGE DE NOTRE JOURNAL
par Jean Lecomte - seul article signé sur les trois "adieux"-
Il n'est de si bons amis qui ne se quittent, et un journaliste est toujours l'ami de ses lecteurs, malgré les inévitables petits heurts qui opposent, parfois, inévitablement le rédacteur et le public. Le romancier Jacques Croisé qui séjourna longtemps à Meknès, publiant « Sortie de secours » ( ce n'est pas celle dont nous parlerons ici) disait qu'un homme qui écrit un livre ( et un article aussi, bien entendu, la somme de nos « papiers » constituant d'ailleurs certainement de quoi concurrencer le poids des plus gros dictionnaire) trouve des amis. C'est exact et on comprendra que ce n'est point sans une certaine mélancolie, disons même carrément de la tristesse, que nous faisons nos adieux à ceux qui, depuis douze ans, ont pu lire une prose forcément hâtive car le temps est toujours pour nous « le bourreau sans merci » dont parle Baudelaire mais où nous avons essayé de garder une constante bonne humeur qui ne fut jamais feinte, l'amour du métier et un optimisme naturel étant aptes à faire oublier très vite les difficultés rencontrées.
C'est donc en songeant à cette note enjouée et en nous souvenant que, justement des « Propos de bonne humeur » constituèrent, des années durant, une part importante de cette rédaction, que nous nous abstiendrons de marquer de gravité la disparition d'un journal avec lequel nous faisions en somme corps pour ne pas dire âme. Et puis, tout le monde sait que l'humour est le masque de la sensibilité et ce ne fut jamais aussi vrai qu'en ce jour …
Faisons donc une sorte d'examen de conscience, avant de tirer notre chapeau à nos amis (ce qui est une façon de parler, compte tenu que, depuis des lustres, le signataire de ces lignes s'est absolument refusé à recouvrir d’un ornement quelconque, que ce soit le gibus de M. Albert Lebrun ou la casquette du regretté Francis Carco, une tête où la neige des hivers a, peu à peu, gagné du terrain sur le châtain des seize ans printaniers, envolés depuis près d'un demi-siècle) hormis le couvre-chef du marcheur et pour éviter l’insolation.
Nous avons tâché de vous informer objectivement ; de garder intacte, à travers des heures parfois sombre cette amitié franco-marocaine qui semble plus que jamais étroite et victorieuse de malentendus passagers ; de vous amuser dans la mesure de nos moyens. Parfois nous avons abandonné « la locale » et les billets aigres-doux pour vous promener de Strasbourg à Paris derrière les « géants de la route » sélectionnés par Émile Antoine ; dans les villes d’Espagne et du Portugal ; dans quelques endroits de la « douce France » ; aux « Fêtes de la Neige » dans le Moyen-Atlas et lors d'autres manifestations présidées par le Roi que pleuvra tout le Maroc ; parmi - honni soit …- les « quartiers réservés » et les « filles de la douceur » ; dans les ruines d’Agadir et en tâchant de vous relater de la manière la plus exacte les visions horrifiantes de la cité martyre secouée par le séisme effroyable encore présent à toutes les mémoires. Tout ceci est lié à notre bonne entente, amis lecteurs, comme il constitua une partie de notre tâche.
Peut-être avez-vous pu penser parfois que nous étions « vieille tige » et non « nouvelle vague », en dépit d’une certaine jeunesse de caractère que trahissait l'expression de nos sentiments et la peinture des figures ou des événements. Vous nous pardonnerez de n'avoir pas, notamment, marqué un fol enthousiasme pour la littérature et la peinture hermétiques, le fait d'aligner des mots jurant entre eux et formant un amalgame ténébreux nous ayant paru ressembler à l’oeuvre du poète qui pique au hasard une fourchette dans un dictionnaire, pour trouver des rimes et celui de peindre une vamp avec le nombril entre les jambes une abstraction propre à ceux qui, comme disait Pierre Dac, ont « des chauves souris dans le clocheton » ou comme l’assurait Georges Courteline « une punaise dans le bois de lit et un rat dans la contrebasse ».
Nous n’avons pas la prétention d’avoir suscité une affection débordante, mais au moins avons-nous tâché d’en acquérir un peu et en tout état de cause, nous avons bien aimé les lecteurs qui nous restaient fidèles et nous marquaient quelque compréhension et parfois une sympathie qui, ne pouvant être intéressée, comportait une évidente sincérité. Cela aussi nous pouvons le dire sans sentimentalité excessive.
Avec « Le Courrier du Maroc » c’est une période de notre vie qui s’achève, celle qui est la plus précieuse dans les souvenirs d’un homme, parce qu’elle comporta la fin de l’âge mûr et le début de la vieillesse, soit les dix et quelques années pendant lesquelles se taisent les rancunes, naissent les indulgences et s’effacent les blessures d’amour-propre.
Ne serait-ce que parce que notre métier fit naître des amitiés nouvelles, nous ne pouvons regretter de l’avoir choisi et au contraire, c’est encore la meilleure raison de nous féliciter d’avoir vécu en contact direct et permanent avec ce qu’il est convenu d’appeler l’opinion publique.
On a épilogué à l’infini sur le rôle du journaliste, les uns disant qu’il épouse les goûts du public, les autres qu’il tâche de proposer les siens. Disons plutôt que c’est une libre confrontation des idées. C’est sans doute chose fausse de croire que de la discussion nait la lumière. Il en découle plutôt une affligeante obscurité - mais il ne s’agissait pas de discuter, seulement d’émettre des arguments et de formuler des opinions en vous laissant le soin d’en extraire ce que vous en vouliez et en vous donnant le droit de faire toutes les réserves qui répondraient à vos propres sentiments.
Dans nos rapports, qui furent toujours cordiaux, avec les autorités marocaines, un souci dominant nous guida toujours : en ménageant les susceptibilités, en nous efforçant de trouver les raisons de chacun, essayer de concilier les points de vue parfois opposés, tout en conservant notre dignité et nos convictions de Français. Comme le disait, lors de ses premiers contacts avec la presse à Meknès, le commandant Driss ben Aomar, nommé gouverneur de cette province à la suite des douloureux événements de fin 1956 : « Nous sommes ici pour travailler en bonne harmonie et en franche collaboration. Dîtes-nous ce qui ne va pas et ce qui semble « accrocher » et nous tâcherons d’y remédier ». Allant en ce sens, sans doute, avons-nous acquis plus d’estime et de confiance que des flatteurs intéressés, car on respecte davantage et on préfère toujours, dans n’importe quel pays du monde, un ami parfois rude, mais franc et soucieux de garder une entière loyauté dans ses rapports avec les notabilités responsables, que des hommes vous approuvant systématiquement, mais dénués de toute sincérité parce que c’est leur intérêt personnel qui leur clôt la bouche et leur paralyse la plume. Or, à notre sens, ce silence et cet égoïsme ne peuvent qu’aggraver les malentendus au lieu de les aplanir. On ne gagne jamais rien, en définitive, en se montrant servile : ni dans l’esprit des autres, ni dans sa propre conscience.
Mon vieux papa, au temps de ses vingt ans et de la « belle époque » ( celle de Jean Lorrain, de Maupassant et de Verlaine) avait (comme il arrive de le faire à son fils) et sans doute de manière beaucoup plus probante chanté la mélancolie des adieux et écrit, dans un refrain du genre Delmet, si prisé en 1900 : « l’heure vient qui devait venir, quittons-nous doucement, ma mie ». Il avait baptisé cette mélodie « Douce rupture ». Au moment où nous quittons le journal qui nous fut si cher, parce que, plus exactement, c’est, « contraint et forcé », le journal qui nous quitte aussi, c’est à pas feutrés que nous disparaissons derrière le rideau à jamais tiré. Et, comme disait Maurice Chevalier dans son « Paris je t’aime » ce Paris qu’il faudra bien retrouver un jour, et ne nous en plaignons pas tellement, ingrats que nous serions alors ! achevons en disant : « Adieu ! Non pas « adieu », mais « au revoir ! ».
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Il ne s'agit pas ici d'un article d'anticipation, ni d'une édition spéciale récente mais de la 1ère page du Courrier du Maroc du 23 août 1953.
Le sultan Mohammed VI dont il est question ici est le sultan Moulay Mohammed Ben Arafa el-Alaoui placé sur le trône chérifien le 21 août 1953 par les autorités françaises après la destitution de son petit cousin Sidi Mohammed Ben Youssef - Mohammed V - Chronologiquement il devenait Mohammed VI. Cependant il a rarement été ainsi appelé et à part ce titre du Courrier du Maroc suivi d'un long article je n'ai pas souvenir de l'avoir vu ainsi nommé ailleurs.
Considéré comme traitre et illégitime par les marocains, ils ne pouvaient proposer chronologiquement Mohammed VII pour l'actuel roi Sidi Mohammed. En le nommant Mohammed VI on effaçait ainsi toute trace de l'illégitime et éphémère sultan.