Date: mer. 10 février 2016 18:08:59
SEFROU
Texte de Pascale Saisset
Sefrou au nom harmonieux est une petite bourgade cachée dans la montagne et isolée du bled par de beaux et fertiles jardins.
Sur la route de Fès coupée de champs à la belle terre rouge, de vergers et de pâturages, au tournant de bois épais, de coteaux d'oliviers, de haies de figuiers et d'aloès, Sefrou appelle le voyageur qui veut fuir la médina trop active.
La route qui se resserre au pied des coteaux, se borde comme par surprise de peupliers hauts et drus, et, semblable à quelque village français de l'Auvergne, d'une Auvergne qui ne connaîtrait pas les neiges et les tristesses de l'hiver rigoureux, apparaît Sefrou.
Des murs blancs, une porte haute qui n'a pas l'aspect rébarbatif des murs de Fès, un chemin blanc comme un chemin de Provence, et rythmant les pas, les paroles , les pensées, le bruit de l'oued, bondissant sur un lit pierreux et irrégulier, heurtant des quartiers de rocs, les arches des ponts, les maisons construites sur pilotis.
Ce ruisseau couvre indiscrètement tous les bruits de la vie, et paraît être le grand moteur et le grand distributeur de jouissances de tout le pays enfantin et charmant, qu'il a fait à son image, bavard et clapotant dans ses eaux de l'aube à la nuit.
Otez l'oued, et Sefrou n'est plus Sefrou. Ce serait un village sans caractère, comme Settat où l'on bâille d'ennui.
Entre les hautes falaises crayeuses, aussi blanches que neige, l'eau serpente, rebondit, trébuche, chante; ce n'est que murmure, harmonies.
Et dans l'oued, les laveuses actives brossent, battent, savonnent, bavardent, du soir au matin. De même que Sefrou n'existerait pas sans l'oued, l'oued n'existerait pas sans les laveuses, qui paraissent, sous les ponts, des hordes d'insectes multicolores qui seraient venus s'abattre au bord de cette eau pour se reposer du désert.
Arrivent les ménagères apportant avec elles leur linge, leurs légumes, leurs ustensiles de cuisine, tout ce qui peut avoir besoin de l'eau pure, et leurs histoires sans doute, dont elles se déchargent auprès de leurs voisines, tout en regardant la mousse savonneuse se mêler à l'écume des eaux.
C'est l'animation délicieuse du vendredi, que le chant de l'oued accompagne avec le plus de joie. Voici venir tous les berbères de la montagne, vêtus de leurs burnous à raies de couleur, mouchetées de pompons; leurs femmes les accompagnent non voilées, et toutes clinquantes de colliers, de monnaies et de médailles en nombre si incalculable qu'on les trouverait de mauvais goût si elles ne cachaient d'affreuses et profondes rides, sillonnant des épidermes semblables à l'écorce du chêne-liège. Celles-ci ne sont pas les bêtes de joie des harems, mais plutôt les bêtes de somme de leurs seigneurs et maîtres.
Sefrou est presque entièrement juive.
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Aujourd'hui sa population est un peu noyée par les gens du bled et les fasi, venus pour faire de bonnes affaires avec les gens de la montagne. Mais si, avant d'aller au marché, nous nous arrêtons au souk, nous y retrouvons ces mêmes boutiques juives qui ont le talent de faire une encyclopédie de marchandises dans un mètre cube d'espace.
A la limite du souk, avant d'entrer dans le plein soleil de la rue, et de franchir cette ligne si extraordinairement nette entre ombre et lumière, nous hésitons à nous mêler au flot humain qui déferle, de plus en plus pressé, et nous apporte, avec le frôlement rugueux des burnous, le cliquetis des poignards, le choc des bâtons sur le sol, le vol de poussière argentée, les gutturales lancées à pleine gorge, les invectives, les imprécations, les injures coupées de rires sauvages, les sourires ambigus de ces faces inquiétantes-parce qu'inconnues- et toute la saveur violente, âcre, insupportable, mortelle et délicieuse de la bête humaine, dont on ne prend conscience que dans le corps à corps de l'amour ou dans la foule.
Ce boutiquier vend du henné, des gâteaux et du fil mercerisé.
Il parle avec animation à l'un de ses coreligionnaires, grand diable flegmatique, qui traîne, attaché à sa robe, un petit enfant qui renifle.
-Si tu veux savoir, lui dit-il, si Aziza est pure, il faut la mettre dans un tonneau, la bonde du tonneau correspondant à l'ouverture du vagin. Si après quelque temps sa bouche sent le vin, c'est qu'elle n'est pas vierge.
Un remous nous emporte loin de la confidence.
Affrontant le jeu de la bousculade, nous voici au marché du grain, à celui du charbon, à celui du sel, du gros sel gris qui vient des flancs de la montagne. Il est pareil en sa grossièreté à ces villageois dont l'âme à peine dégagée de la matière doit être elle aussi toute en grisailles indécises, en impuretés, et en reflets limpides.
Tout à coup, parmi le tumulte, on entendit une voix d'enfant qui chantait. Le timbre strident, aigu comme celui de la plupart des chanteurs maures, avait je ne sais quelle pureté et quelle passion désespérée. Echappant à la foule, nous trouvâmes le chanteur accroupi dans un minuscule café maure, au premier étage d'une maison festonnée de vastes arcades où l'ombre était fraîche comme en un temple.
Dès qu'il commençait à chanter, l'enfant se dressait sur les genoux, se tendait en offrande, et se balançait de droite et de gauche, fermant les yeux, avec une espèce d'inconsciente volupté qui faisait de lui l'égal du coq annonçant le jour, ou du serpent fascinant sa proie. On eût dit qu'il défaillait de la joie de chanter.
Il s'arrêtait, mêlant le soupir au sourire, comme ces anges musiciens qu'on voit au pied des saints dans les tableaux d'Italie.
Ils sont les serviteurs de la musique, et ils communient dans la même émotion que les adorants.
C'était un pauvre orphelin, jeté là, avec cette voix émouvante, belle, et d'une noblesse si rare, à côté de ces médiocres musiciens, racleurs de ghaïta et de violon.
- Quand je ne chante pas, je ne mange pas, dit-il. Qui n'eût été ému?
Emmener l'enfant, lui donner du pain, le secourir, le soigner, l'élever enfin jusqu'à la conscience de son art divin, tels furent nos actes et nos pensées.
Le soir on le fit chanter de nouveau, et le charme nous prit, quoique nous fussions dans une maison de pauvre, éclairée seulement par des lampes dont la flamme pâle luttait mal avec le jour finissant et les ténèbres lentes.
L'enfant qui nous était déjà attaché, nous baisait les mains avec vénération.
On l'emmena à Fès, on le vêtit de neuf, et en lui ôtant son capuchon, on découvrait sur sa tête l'une des plus belles teignes du Maroc! Un médecin fit une ordonnance et bientôt Thâmi (car c'était son nom) perdrait son aspect misérable de vagabond et d'orphelin délaissé.
Nos souvenirs de Sefrou étaient déjà lointains lorsque nous reçûmes la nouvelle que l'un des bienfaiteurs de Thâmi, celui-là même qui l'avait secouru, soigné, vêtu, était allé dans la prison du pacha, accusé d'avoir volé et assassiné un enfant arabe!
Thâmi s'était enfui un beau matin, fatigué sans doute du gîte, de la bonne chère et de la sécurité, cédant à l'attrait des nuits claires, du désir de la faim et de la solitude dans la foule indifférente.
Peut-être tout cela était-il nécessaire à la perfection inconsciente de son chant, qui exprimait si bien l'inexprimable détresse de l'abandon, la lassitude, et l'ivresse de la mélancolie, la confusion des sentiments dans le reploiement de soi-même, et le courage qui naît du désespoir dans un coeur artiste, tout cela que Thâmi nous donnait comme une fleur sonore, comme un sanglant accord, comme une larme précieuse.
Thâmi qui, au demeurant, était un monstre d'ingratitude, était de plus menteur.
Il n'était point sans famille. Deux fois déjà il s'était enfui de chez son frère qui en avait la charge. Celui-ci le faisant rechercher apprit qu'il demeurait chez des juifs de Fès.
Grand scandale! Qu'un fils d'arabe soit chez un juif! Le pacha envoya ses mokhaznis; on entre chez le juif, on fouille sa maison, on n'y trouve pas l'enfant, mais ses vieilles hardes, mises de côté en paquet, dans un coin. On questionne.
- Où est l'enfant? Je ne sais pas.
- Tu l'as pris, tu l'as tué! Le pauvre juif est impuissant à se défendre. Il ne sait rien de Thâmi.
On le reprit heureusement trois jours après, dans la campagne, près de Fès. Il dit qu'il ne nous connaissait pas, mais voulut bien se souvenir qu'il nous avait accompagnés depuis Sefrou.
Le pauvre juif était ainsi payé de ses bontés!
Le pacha écouta le frère de Thâmi qui prétendait que les juifs avaient enlevé l'enfant pour lui faire abjurer l'Islam! La preuve la plus formelle était qu'on lui avait retiré son capuchon pour lui donner une coiffure européenne!
Thâmi affirma que c'était vrai, et il fallut toutes nos protestations réunies pour que le pacha ne poursuivit pas le juif.
Pauvre juif dont la charité même est suspectée!
Mais tu n'es pas le moins malheureux. Tu as voulu être bon. Personne ne croit à ta bonté. Thâmi, lui, a obéi à son instinct sauvage, à sa haine.
Lorsque tu passeras entre les beaux peupliers de Sefrou, pense à son chant surhumain du trop plein de douleur qu'il renferme, et le destin t'apparaîtra impénétrable.
(Pascale SAISSET. Heures juives du Maroc. Editions Rieder 1930 . Ecrit en 1926 à la mémoire du grand-père de l'auteur Youssef Ben Illouz né dans le mellah de Meknès).