Date: mar. 24 mars 2015 19:05:28
A DAR MAHRÈS, PARMI LES MORTS
Article anonyme publié dans la "Dépêche de Fès" le 14 janvier 1934. Madame la générale Marquis épouse du Général, commandant la région militaire venait de décéder brutalement.
" Pour la première fois, nous avons voulu aller nous incliner devant une tombe là haut.
Ce que nous avions deviné à l’hôpital Auvert, à l'occasion de plusieurs visites à la suite d'accidents ou d'événements tragiques nous est confirmée ici:
« On n'a pas à Fès assez de respect pour les morts »
En effet, la misérable et sinistre morgue de l’hôpital, cachée dans un dédale de petites ruelles constituées par des bâtiments vétustes et disparates est indigne de l'importance de cet établissement tout en étant digne de lui.
L'hôpital Auvert peut être vieux, être une insulte aux lois élémentaires d’hygiène, un défi au siècle du radium il n'en demeure pas moins vrai que sa Morgue aurait pu très facilement et avec à peine quelque argent, être tout autre.
Il faut y avoir passé quelques heures par un temps de pluie pour s’en rendre bien compte … Que c'est lamentable d'accès ! Combien les abords et les alentours sont négligés ! Dépôt de vieux lits, de matériel plaqué à l'abandon un peu partout. Ça fait froid d'y penser !
Pourtant les morts payent … tout au moins leurs parents ou amis … quelqu’un enfin paye le séjour à l’hôpital, donc le séjour à la Morgue y compris.
Alors les morts sont volés et les vivants aussi ! Et comme cela dure depuis longtemps, il est certain que les choses continueront d'être ce qu'elles sont jusqu'à la fin de l'hôpital Auvert tout au moins.
(Je précise qu'en janvier 1934 l'Hôpital Auvert était encore à Bab el Hadid, il ne sera transféré pour sa partie militaire qu'en décembre 1934 et pour la partie civile en septembre 1935 )
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adafes.com]
Nous avons pu voir en Congo belge et au Congo français des Morgues rendues presque sympathiques par leur conception heureuse, leur netteté et le cadre de verdure dont on les avait parées. C'était aussi faisable ici et c’était un devoir de le faire car le respect des morts doit être en nous.
Nous avons donc été voir là-haut à Dar Mahrès une petite tombe fraîchement creusée. Nous n’avons pu voir la tombe, le cercueil ayant été transporté au Dépositoire du cimetière, ce qui nous a permis de nous rendre compte que vraiment le culte des morts que les Égyptiens poussaient à un si haut degré est chose inconnue de la part de l’Administration au moins.
Effectivement, les familles font bien les choses, et chacun selon ses moyens donnera à celui ou à celle qu'il pleure une sépulture décente ou belle.
Toutefois avant d'être mis en terre, ou avant de voir retomber sur eux la lourde pierre du caveau les cercueils sont placés au dépositoire.
Qu’est donc le Dépositoire de notre grand nouveau cimetière ? Voilà :
Une petite construction située à l'extrémité gauche du mur de façade. En entrant dans le cimetière j'avais cru que c'était l'endroit où les jardiniers et fossoyeurs mettent leurs outils et petit matériel à l’abri. Pas du tout … C'était le Dépositoire !
Une porte de bois misérable … La peinture en est depuis longtemps partie. Pas un signe extérieur de piété ou même de pitié envers ceux qui sont là … Rien, rien !
Entrons, car le temps est sec et permet d'accéder assez aisément à la porte. En temps de pluie, il y a un petit lac devant … De ce fait on a dû, car le dépositoire a été édifié sur une partie en contrebas, dernièrement creuser une rigole à la hâte pour laisser filer l'eau qui s'amasse là devant.
Entrons … Notre regard plonge dans un invraisemblable fouillis de couronnes, de fleurs qui empêchent quelque peu la porte de s'ouvrir et qu'on est presque obligé de piétiner.
Il y a là-dedans, dans une pièce de 3 m 50 x 3 m 50 environ, quatre grands cercueils et un petit et un amoncellement de couronnes mortuaires et de gerbes.
Tout de même, quelle opinion et surtout quelle impression voulez-vous que des gens arrivant de France ou d'ailleurs pour saluer un être cher, puissent avoir en voyant cela.
Contemplant ce misérable dépositoire, j'ai songé à celui du cimetière de Brazzaville sur la colline dominant le Congo. Là-bas, il est tout de pierre de taille blanche, surélevé de six belles marches de pierre. Son fronton en haut s’adorne d’une croix symbolique au-dessus de la belle porte d'entrée à double battants d'acier ornée de larmes d’argent. Sur les côtés de la porte, sculptées en lignes sobres, deux femmes en leurs robes de pierre, têtes penchées sous le voile de deuil, mains croisées, semblent les gardiennes de cette antichambre du suprême repos qu'est le Dépositoire. Car, tout Dépositoire est en somme cela.
Et pour cela justement, un Dépositoire ne doit pas ressembler à une cabane de cantonnier.
J’ai également fait la comparaison entre le ridiculement petit et misérable Dépositoire de Fès, ville de 10 000 Européens, et celui de Brazzaville ville de 1 000 Européens, du point de vue comparatif de l'intérieur des dépositoires de ces deux villes.
À Brazzaville, les cercueils dans cette salle éclairée de fenêtres ogivales étroites aux vitraux multicolores, y sont à l’aise. Les couronnes bien rangées. On a prévu pour les familles ou les amis visiteurs, la place pour s'y recueillir, de vastes bancs de granit pour s’y reposer.
À l’extérieur, même comparaison en faveur du Dépositoire brazzavillois entouré sur trois côtés d'une parure de verdure, couronnée par des arbres qui adoucissent l'implacable rigueur du soleil équatorial.
Brazzaville a le respect de ces morts. L'Administration de Fès donne l'impression de s'en fiche par contre superbement.
Après avoir refermé la porte légèrement déglinguée de cet asile minuscule où Madame la générale Marquis repose à côté de la petite Yvonne Vachet et d'autres morts dont nous ignorons les noms, nous avons parmi le cimetière promené nos pas à travers les tombes.
On est par moment tenté de s'écrier « Mais nos morts bougent ! … tant de tertres sont affaissés, de tombes en train de regarder de quel côté elles vont se coucher par terre. Le sol en mains endroits semble soulevé comme si les Morts en un suprême effort essayaient de sortir de leur dernière demeure !
Nous avons bien vite deviné la cause de cela. La construction du cimetière imposait un drainage rationnel du terrain et la possibilité d'évacuation des eaux de pluie. C'est à peine amorcé, en ce qui concerne l’évacuation, seulement du côté du quartier réservé aux Morts Militaires.
Aussi le sol étant saturé d’eau, la terre se gonfle, des affouillements autour des tombes se produisent et des tombes s’affaissent, s’enterrent. On en est frappé surtout si on se risque dans l'allée où se trouve la tombe d'un membre de la famille Gagnardot.
Nous avons été aussi frappé de ce que les allées sont très mal dessinées et en mauvais état : un sérieux effort d’entretien du cimetière s’impose et nous espérons que les autorités auront à coeur d’y porter remède ".
Une nouvelle fois, il est fait mention dans cet article de la passivité, du désintérêt ou de l'incurie de l'Administration française à l'égard des morts : « le culte des morts que les Égyptiens poussaient à un si haut degré est chose inconnue de la part de l’Administration au moins »…. « L’Administration de Fès donne l'impression de s'en fiche par contre superbement ».
Mais l’indifférence est parfois préférable à une ingérence inadaptée … Adafès peut en témoigner !!