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Joseph BLIN à Fès: Histoire d'un grand-père
Envoyé par: georges-michel (Adresse IP journalisée)
Date: dim. 23 mars 2014 16:44:35

Joseph BLIN arrive à Fès, en provenance d'Algérie, en septembre 1927 et il y reste jusqu'à sa mort en mai 1959.

La famille BLIN est originaire de Franche-Comté, et plus précisément du village d'Annoire, près de Dôle dans le Jura. Ce petit village de quelques centaines d'habitants à la fin du dix-neuvième siècle a pourtant à Fès deux représentants : Léon BARRAUX, qui fut Président de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Fès, est un camarade d'école primaire de notre grand-père. A Fès, ils ne « jouent » plus tout à fait dans la même cour … ce qui ne les empêche pas de conserver d'amicales relations.

Joseph BLIN, né en 1879, est l'aîné de trois garçons, le milieu familial est socialement modeste et financièrement peu aisé. Son père est charron et comme très souvent en milieu rural, la famille vit en même temps de la terre : quelques animaux et un potager exploité par la mère.

Fils d'un artisan-paysan, Joseph travaille de bonne heure aux champs. Il fréquente l'école pendant l'hiver et dès la belle saison il garde les vaches. Il obtient son certificat d'études primaires et apprend, avec son père, le métier de charron.

A quinze ans, il quitte Annoire et sa famille pour parfaire ses connaissances professionnelles. Il rejoint les Compagnons du Devoir pour un tour de France. Il renforce ses connaissances en charronnerie et suit les cours du soir dans les Maisons des Compagnons.

En 1898, il s'engage pour cinq ans dans la Marine comme charpentier calfat, car il veut voyager. Son contrat est résilié un an après, à la mort de son père en 1899. Il est libéré au titre de soutien de famille comme aîné de veuve – sa mère a encore deux enfants de 17 et 10 ans à charge.

Il reprend avec son frère cadet l'atelier de charron de leur père.

Vers 1903, selon l'histoire familiale … les médecins lui conseillent d'aller en Algérie « où le climat est meilleur». Réalité ou envie de partir à l'aventure : Joseph BLIN aime bouger, le tour de France, l'engagement dans la marine … peut-être a-t-il aussi en mémoire ses lectures d'enfant et d'adolescent, ou l'envie d'évasion que lui apportaient les livres de géographie ou d'histoire. Nous l'avons toujours connu intéressé par les récits de voyage, et il avait chez lui beaucoup de livres sur les possessions Outre-Mer de la France.

Il débarque donc en Algérie en 1903 et travaille comme ouvrier dans différentes villes : Alger, Orléansville, Blida, Sétif pour arriver à Rio Salado en 1911 où il monte son propre atelier.

Sérieux et habile ouvrier, il ne manque pas de travail; en 1913 son plus jeune frère, après un tour de France, dans les métiers du fer (forge, chaudronnerie) le rejoint à Rio Salado. L'entreprise se développe. La guerre va interrompre leur activité : le frère est rappelé en France ; Joseph est mobilisé en 1914 dans les tirailleurs, puis dans les zouaves avant d'être affecté dans l'armée d'Orient au titre de territorial de 1916 à 1918.

En 1919, il revient à Rio Salado, reprend son atelier ; son frère le rejoint peu après mais vers 1921, suite à des problèmes de santé retourne en France.

En décembre 1919, Joseph BLIN épouse Henriette CARDONA à Oran. Ils auront deux enfants, Georges né le 31 janvier 1921 et Andrée , née le 30 janvier1923 … mais déclarée « par erreur » le 31 janvier, comme son frère !

Henriette CARDONA est née à Oran, en Algérie en 1888, où son père José CARDONA est arrivé à l’age de 2 ans en 1862, venant de Benisa, dans la province d’Alicante en Espagne. Les parents de José sont cultivateurs à Rio Salado, et lui apprend la menuiserie. A 19 ans, il épouse Maria Dolores Petra SANCHEZ née à Oran en 1861. Les parents de Maria, José SANCHEZ, meunier, et Antonia PUJOL sont nés à San Pedro del Pinatar dans la province de Murcia en Espagne.

Les CARDONA, début 1900, ont un hôtel-restaurant : le Grand Hôtel Cardona de Rio Salado qui deviendra le Grand Hôtel de France. Notre grand-mère Henriette travaille très jeune dans l'hôtel familial, dans les différents domaines : service en salle, chambres, cuisine. Elle devient une excellente cuisinière et pâtissière.

L'atelier de menuisier-charron prospère, mais les médecins – encore une fois ! - pensent que le climat du Maroc serait plus favorable à notre grand-père Joseph. Il envisage alors d'acquérir un « lot de colonisation » dans la région de Fès (l'administration du protectorat souhaite développer la colonisation rurale insuffisante comparée à la colonisation urbaine : des lots sont vendus selon certains critères).

Ses origines paysannes reviennent à la surface et on peut se demander si l'excuse médicale n'est pas un alibi pour faire accepter à son épouse de quitter son village où vit la majorité de sa famille, d'abandonner une situation stable pour partir à l'aventure dans un pays qu'ils ne connaissent pas, où ils ne connaissent personne (il ne savait pas à ce moment là que Léon BARRAUX était à Fès) pour repartir à zéro à plus de quarante cinq ans.

Cette « recommandation médicale» nous paraît d'autant moins plausible que le grand-père n'a jamais été malade, qu'il travaillait encore le matin de sa mort à près de quatre-vingt ans et que ce jour-là la visite du médecin – le Dr BUZON, bien connu à Fès – n'a eu lieu que pour constater le décès !

L'atelier vendu, l'outillage est envoyé sur Fès par le train et toute la famille, avec deux enfants de 6 et 4 ans, prend le car de Rio Salado à Fès en septembre 1927. Voyage vers l'inconnu avec quelques bagages entassés dans deux malles, sans savoir où l'on va coucher en arrivant à Fès.

Première déception à l'arrivée au Maroc, les BLIN apprennent que la famille n'est pas éligible aux lots de colonisation. Cette possibilité ne serait offerte qu'aux familles de trois enfants !

En attendant de trouver une autre solution professionnelle, Joseph BLIN est embauché comme magasinier dans la société de transports LAGHZAOUI. La famille est logée dans un hôtel, en ville nouvelle, rue Pierre Loti. Il est difficile de trouver un logement à Fès en 1927. Ils obtiennent temporairement un logement dans le quartier de Dar Mahrès et habitent ensuite rue César, avenue Foch, place La Fayette, et rue de Lesparda qui est leur domicile pendant l'essentiel de leur vie à Fès. En 1958, ils peuvent enfin occuper leur villa du 19 avenue Foch, achetée avant la guerre mais toujours occupée par un locataire bénéficiant de la loi de 48 (droit absolu au maintien dans les lieux pour le locataire).

Le grand-père BLIN n'a pas abandonné son idée de devenir agriculteur. Il décide, quelques mois après son arrivée à Fès, d'investir le pécule obtenu par la vente de son atelier de Rio Salado pour acheter un terrain agricole dans la région. La possibilité d'acquérir à titre individuel des propriétés rurales était souvent risquée: les terrains existent mais les titres sont souvent suspects ou litigieux, les intermédiaires urbains qui ont les contacts avec les tribus rurales ne sont pas toujours fiables et certains sont même des escrocs. Notre grand-père fait des versements pour un terrain au delà d'Immouzer, le bornage est incertain et finalement il n'a jamais pu obtenir le titre de propriété … qui n'a peut-être jamais existé!

Une bonne partie des économies familiales se sont « envolées», l'idée de se reconvertir dans l'agriculture est définitivement abandonnée. Comme il a apporté d'Algérie une bonne partie de son outillage, il remonte un atelier de charronnerie et de menuiserie dans le quartier de l'Atlas, rue de l'Industrie, à proximité des moulins.

Les débuts sont difficiles et durant ces années il est épaulé par son épouse Henriette, qui prend des pensionnaires pour améliorer les finances du ménage. N’oublions pas que Henriette a grandi dans un hôtel – restaurant en Algérie.

Il garde cet atelier à l'Atlas pendant une vingtaine d'années et emploie régulièrement un à deux ouvriers qu'il forme au métier.

Il construit des charrettes et nous avons le souvenir de le voir fabriquer des roues ferrées à chaud dans la cour de l'atelier. C'est une opération spectaculaire: il faut dilater le fer mis à chauffer dans un feu de bois très vif et quand le fer est rougi, l'ajuster, avec son ouvrier, autour de la roue et le refroidir rapidement pour qu'il cercle bien la roue. Il faut être rapide et précis et ce n'est pas le moment de poser des questions !

Par contre lors de la fabrication des roues nous pouvons demander des explications. Tout est fait à la main, il n'a pas de machines-outils.

Avant de quitter l'atelier nous ramassions copeaux et chutes de bois pour alimenter, été comme hiver, la cuisinière à bois de la grand-mère. Rien n'était perdu.

Habile ouvrier il répond aux différentes demandes de ses clients, pour beaucoup des exploitants agricoles de la région de Fès. Il fabrique des tarares, sorte de machines à vanner qui remplacent le vannage manuel.
Il y a quelques années, le père de notre ami Chedly HAMAYET m'a appris que notre grand-père avait fait pour lui la première charrue Bel-Abésienne de Fès ( une école d'agriculture avait été créée à Bel-Abbès en 1930 et un type particulier de charrue proposé).

Dans les années 50 Joseph BLIN fabrique surtout des meubles, sur commande et souvent selon les modèles trouvés sur des catalogues apportés par les clients. Vers 1954-55, à 75 ans, il quitte son atelier, devenu trop grand, de la rue de l'Industrie pour s'installer en partie dans un garage loué, de la rue Guynemer et dans sa cave rue de Lesparda. A partir de 1958 et pour deux ans il a son atelier dans la cour de sa villa avenue Foch.

Dans les dernières années, il réalise surtout des petits meubles et oriente son activité vers l'ébénisterie avec marqueterie : travailleuses en bois, petites boites coulissantes en forme de livres, pieds de lampes, encadrement. Il n'a pas de retraite et il faut continuer à travailler pour vivre : il adapte donc son ouvrage à ses aptitudes physiques.



Les BLIN dans leur jardin de la rue de Lesparda en 1939: Joseph, Georges, Andrée et Henriette.

La famille BLIN nous semble assez représentative de ces familles de petits artisans du quartier de l'Atlas : familles modestes dont la vie est rythmée par le travail, il faut travailler durement pour avoir quelques économies en prévision de la vieillesse : pas de retraite ni d'assurance-maladie. Son seul jour de repos est le dimanche – même si notre grand-père ne met jamais les pieds à l'église – consacré à des visites chez des amis et aux beaux-jours, à des promenades, en famille, au jardin de Boujeloud ... avec retour à la maison en fiacre, ou aux concerts du kiosque à musique, en face de l'hôtel Terminus. Joseph BLIN prend ses premières vacances – une dizaine de jours par an ! – à partir de l'âge de 70 ans pour aller voir son fils installé en Algérie ou pour venir passer quelques jours à Sefrou où nous habitons.

L'histoire des BLIN ressemble également à celle de beaucoup de familles arrivées au Maroc dans les années 1920, après un passage par l'Algérie, attirées par les perspectives de développement économique du Maroc … ou un climat plus sain.

L'Algérie, après 1850, est le lieu de rencontre d'une migration organisée (français, belges, suisses , allemands) par les autorités françaises pour peupler et développer la nouvelle colonie et de migrants (espagnols, maltais, italiens) dont l'arrivée n'a pas toujours été sollicitée même si elle est finalement tolérée. Les espagnols constituent le contingent le plus important de ces migrations d'abord saisonnières : ils fuient la misère endémique du sud de l'Espagne et embarquent sur des balancelles qui traversent facilement la Méditerranée. Ils occupent des petits métiers que ne veulent pas faire les migrants nord-européens et finalement cette migration de pauvres s'avère utile et nécessaire et de saisonnière devient pérenne. Les espagnols s'installent surtout en Oranie au point que la région d'Oran est parfois qualifiée de « Petite Espagne ».

On retrouve chez les ascendants de notre grand-mère Henriette BLIN (CARDONA) ces petits métiers : cultivateurs, meunier, menuisier. Dans notre famille « espagnole », tous les enfants nés en Algérie se sont intégrés dans la communauté française : garçons ou filles, ils ont tous épousé des descendants de migrants français. Certains garçons sont même morts pour la France en 14-18. Preuve encore de cette intégration le Grand Hôtel CARDONA deviendra le Grand Hôtel de France !!

Joseph BLIN est mort à Fès sans être jamais retourné en France. Il n'en avait jamais éprouvé le besoin ni exprimé le désir. Au printemps 1959, son fils, anticipant un possible départ d'Algérie achète une maison en France et voudrait que ses parents viennent y passer une partie de l'été. Son père meurt en mai 1959 !

Je pense que Joseph BLIN est venu au Maroc avec l'intention d'y rester, et non pour amasser un pécule et retourner en France, fortune faite. Cette idée de s'installer au Maroc a probablement été renforcée par les origines espagnoles de son épouse : elle n'avait aucune raison de vouloir « rentrer » en France qu'elle n'avait jamais habitée, ni même visitée. Elle n'a non plus jamais évoqué un retour en Espagne, pays avec lequel tous les ponts avaient été coupés et l'histoire familiale des CARDONA semblait commencer avec leur arrivée en Algérie en 1862. Sans qu'il y ait oubli des origines, la migration d'Espagne vers l'Algérie paraît avoir fonctionner comme une seconde naissance et le début d'une nouvelle histoire. Nous avons voulu, comme descendants CARDONA, essayer de retrouver la trace de la famille en Espagne. Les recherches ont été peu fructueuses … au point que l'alcade de Bénisa, devant notre déception nous a dit : « si vous recherchez une famille sur Bénisa, on pourra toujours trouver une famille pour vous accueillir ou vous adopter … ».

Joseph BLIN n'a jamais fait de politique, ses relations avec les marocains sont justes et équitables ; il transmet ce qu'il sait faire, il respecte les idées de tous et considère que tous les citoyens sont égaux. Il se sent chez lui pendant la période de protectorat et n'est pas inquiet quand le Maroc retrouve son indépendance : ses relations basées sur l'équité et le respect mutuel n'ont pas de raison d'être modifiées. Il en a confirmation pendant les trois ou quatre années passées dans le Maroc indépendant.

Nous nous sommes posés la question, plusieurs années après notre départ du Maroc, de faire rapatrier son corps en France. Nous avons finalement décidé de le laisser reposer au cimetière de Dar Mahrès. Le Maroc était devenu son pays … nous n'avons pas voulu le dépayser.

Le 23 mars 2014,
Ses petits-enfants: Marie-Madeleine, Pierre et Georges MICHEL



2 modifications. Plus récente: 16/06/14 09:57 par georges-michel.

Pièces jointes: famille Blin b.jpg (279.3KB)  
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Re: Joseph BLIN à Fès: Histoire d'un grand-père
Envoyé par: aubert (Adresse IP journalisée)
Date: lun. 24 mars 2014 08:23:58

Bonjour Georges
C'est avec émotion que je viens de lire la vie de tes grands-parents et voir la photo jointe a ravivé beaucoup de souvenirs !!!!!! Nous avons tous les anciens fassis de cette époque ,la même source de l'installation de nos parents à FEZ!!!! ils venaient d'Algérie et leurs parents ou grands-parents étaient originaire de la Métropole !!!!Georges et Andrée ont été des amis d'enfance et le sont restés puisque nous nous sommes retrouvés dans le midi.
Je t'embrasse bien fort.
Micheline

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